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(1842-1905)

J.-M. DE HEREDIA*

I. Les Conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer 1 routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango 2 mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou, penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

II. Bretagne

1

Pour que le sang joyeux dompte l'esprit morose,
Il faut, tout parfumé 1 du sel des goémons,
Que le souffle atlantique emplisse tes poumons;
Arvor 2 t'offre ses caps que la mer blanche arrose.

L'ajonc fleurit et la bruyère est déjà rose.

La terre des vieux clans, des nains et des démons 3,

(*) Né à Cuba, élève de l'École des Chartes, disciple favori de Leconte de Lisle. L'œuvre de José-MARIA DE HEREDIA tient dans un volume de deux cents pages, les Trophées, publié en 1893; toutes les grandes périodes de l'histoire, tous les grands aspects de la nature sont évoqués dans les sonnets qui le composent.

Ami, te garde encor, sur le granit des monts,
L'homme immobile auprès de l'immuable chose.

Viens, partout tu verras, par les landes d'Arèz 1,
Monter vers le ciel morne, infrangible cyprès,
Le menhir sous lequel gît la cendre du Brave 5

Et l'Océan, qui roule en un lit d'algues d'or

6

Is la voluptueuse et la grande Occismor",
Bercera ton cœur triste à son murmure grave.

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(*) Né et mort à Paris, FRANÇOIS COPPÉE a aimé d'un amour passionné sa ville natale, même dans ses parties les moins belles. Enfant de la toute petite bourgeoisie parisienne, il a voulu être le poète des faibles et des déshérités, et ses deux plus belles œuvres sont les Humbles et les Intimités. Il a réussi également au théâtre ; c'est une fantaisie charmante, le Passant (1869), qui a établi sa réputation.

A travers la brume incertaine,
Tels des pavots 5 dans les épis,
S'avance la foule lointaine
Des chassepots et des képis.

Pour les soldats, le populaire
S'est en grand'hâte rassemblé ;
Un flot de gamins accélère
Sa marche à 6 leur pas redoublé ?.

La troupe passe, calme et gaie,
Comme elle irait sous les obus,
Devant les gens qui font la haie
Et l'encombrement d'omnibus.

Chacun l'accompagne ou s'arrête
Et l'on voit emboîter le pas
L'ouvrier tirant sa charrette,
Ou portant son fils sur ses bras.

Et, rêvant déjà de bataille,
Tous sont heureux naïvement;
Car toujours la France tressaille

Au passage d'un régiment.

CONTES EN VERS ET POÉSIES DIVERSES.

(Lemerre, éditeur.)

II. La Grève des Forgerons (1869)

1

Mon histoire, messieurs les juges, sera brève.
Voilà. Les forgerons s'étaient tous mis en grève.
C'était leur droit. L'hiver était très dur; enfin,
Cette fois, le faubourg 1 était las d'avoir faim.
Le samedi, le soir de paiement de semaine,
On me prend doucement par le bras, on m'emmène
Au cabaret; et, là, les plus vieux compagnons
— J'ai déjà refusé de vous livrer leurs noms
Me disent! « Père Jean, nous manquons de courage:
Qu'on augmente la paye, ou sinon plus d'ouvrage !

2

On nous exploite, et c'est notre unique moyen.
Donc, nous vous choisissons, comme étant le doyen,
Pour aller prévenir le patron, sans colère,

Que, s'il n'augmente pas notre pauvre salaire,
Dès demain, tous les jours sont autant de lundis.
Père Jean, êtes-vous notre homme ? » Moi je dis :
« Je veux bien, puisque c'est utile aux camarades. »>
Mon président 3, je n'ai pas fait de barricades;
Je suis un vieux paisible, et me méfie un peu
Des habits noirs pour qui l'on fait le coup de feu 5.
Mais je ne pouvais pas leur refuser, peut-être ".
Je prends donc la corvée, et me rends chez le maître ;
J'arrive, et je le trouve à table; on m'introduit.
Je lui dis notre gêne et tout ce qui s'ensuit,
Le pain trop cher, le prix des loyers. Je lui conte
Que nous n'en pouvons plus ; j'établis un long compte
De son gain et du nôtre, et conclus poliment
Qu'il pourrait, sans ruine, augmenter le paiement.
Il m'écouta tranquille, en cassant des noisettes,
Et me dit à la fin : « Vous, père Jean, vous êtes
Un honnête homme ; et ceux qui vous poussent ici
Savaient ce qu'ils faisaient quand ils vous ont choisi.
Pour vous, j'aurai toujours une place à ma forge.
Mais sachez que le prix qu'ils demandent m'égorge,
Que je ferme demain l'atelier, et que ceux

Qui font les turbulents sont tous des paresseux.
C'est là mon dernier mot, vous pouvez le leur dire. »
Moi je réponds : « C'est bien, monsieur. » Je me retire,
Le cœur sombre, et m'en vais rapporter aux amis
Cette réponse, ainsi que je l'avais promis.
Là-dessus, grand tumulte. On parle politique,
On jure de ne pas rentrer à la boutique 7.

Et, dam! je jure aussi, moi, comme les anciens....

Mais, naturellement, la misère vient bientôt, surtout chez le vieux forgeron, qui doit faire vivre sa femme et ses deux petits-fils. Tout, ou à peu près, a été vendu ou mis en gage au Mont-de-Piété. La femme s'y est rendue pour y engager ce qui restait encore, et voici qu'elle revient :

<< Mon pauvre homme, le Mont-de-Piété refuse
Le dernier matelas, comme étant trop mauvais.
Où vas-tu maintenant trouver du pain? J'y vais, >>
Répondis-je ; et, prenant à deux mains mon courage,
Je résolus d'aller me remettre à l'ouvrage ;
Et, quoique me doutant qu'on m'y repousserait,
Je me rendis d'abord dans le vieux cabaret
Où se tenaient toujours les meneurs de la grève.
Lorsque j'entrai, je crus, sur ma foi, faire un rêve
On buvait là, tandis que d'autres avaient faim,
On buvait. Oh ! ceux-là qui leur payaient ce vin
Et prolongeaient ainsi notre horrible martyre,

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Qu'ils entendent encore un vieillard les maudire !

Dès que vers les buveurs je me fus avancé,

Et qu'ils virent mes yeux rouges, mon front baissé,
Ils comprirent un peu ce que je venais faire ;
Mais, malgré leur air sombre et leur accueil sévère,
Je leur parlai. « Je viens pour vous dire ceci :
C'est que j'ai soixante ans passés, ma femme aussi,
Que mes deux petits-fils sont restés à ma charge,
Et que dans ma mansarde où nous vivons au large

11

Tous nos meubles étant vendus on est sans pain.
Un lit à l'hôpital, mon corps au carabin 9,
C'est un sort pour un gueux comme moi, je suppose
10 ;
Mais pour ma femme et mes petits, c'est autre chose.
Donc, je veux retourner tout seul sur les chantiers 11.
Mais, avant tout, il faut que vous le permettiez,
Pour qu'on ne puisse pas sur moi faire d'histoires.
Voyez ! j'ai les cheveux tout blancs et les mains noires,
Et voilà quarante ans que je suis forgeron.
Laissez-moi retourner tout seul chez le patron.
J'ai voulu mendier. Je n'ai pas pu. Mon âge
Est mon excuse. On fait un triste personnage
Lorsqu'on porte à son front le sillon qu'a gravé
L'effort continuel du marteau soulevé,

Et qu'on veut aux passants tendre une main robuste.
Je vous prie à deux mains. Ce n'est pas trop injuste
Que ce soit le plus vieux qui cède le premier.

-

- Laissez-moi retourner tout seul à l'atelier.

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