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cent preuves pour juger des accusés, foutez-les dans la rivière, ce sera plus tôt fait. »

Carrier. Ce fait est faux.

Arnaudan, commissaire civil du département et du district, dépose que, le 28 pluviose, pendant son séjour à Ancenis, Carrier dit à la société populaire de cette ville: Je vois partout des gueux en guenil!es; vous êtes ici aussi bêtes qu'à Nantes, l'abondance est près de vous, et vous manquez de tout; ignorez-vous donc que la fortune, les richesses de ces gros négocians vous appartiennent, et la rivière n'est-elle pas là ? ›

Le peuple, ajoute le témoin, fut indigné, et révolté d'entendre prêcher une telle morale.

Carrier. On a empoisonné tout ce que j'ai dit. Quand j'annonçais que les chouans laissaient passer les Nantais, qui viennent de déposer contre moi, je ne me trompais pas ; l'opinion est changée, mais la mienne ne changera jamais. Le calme politique de la France ne m'étonne pas; mais comment pouvoir juger ce qui s'est passé il y a un an? Si à cette époque les ministres plénipotentiaires des chouans avaient demandé ma tête pour avoir la paix, il y a long-temps que je la leur aurais livrée.

Si la fin de cette guerre malheureuse dépend de mon existence, je provoque la vengeance nationale; s'il existe un plan de transaction entre Charrette et d'autres, j'invite le tribunal à verser tout sur moi.

Corneret, fabricant, accuse Carrier d'avoir dit plusieurs fois à la tribune de la société populaire: Tous les riches, tous les marchands sont des accapareurs, des contre-révolutionnaires ; frappez, dénoncez-les-moi, et je ferai rouler leurs têtes sous le rasoir national.

Il est encore des fanatiques qui ferment leurs boutiques les dimanches; dénoncez-moi cette espèce de contre-révolutionnaires, et je les ferai guillotiner. ›

Carrier. Je ne suis pas surpris que ce témoin vienne déposer contre moi, c'est l'ennemi le plus prononcé de son pays; c'est

un homme qui a vexé nombre de ses concitoyens, et qui a fait plusieurs banqueroutes.

Le témoin repousse ces inculpations.

Carrier observe au tribunal qu'un dérangement de santé ne lui permet pas d'assister plus long-temps aux débats; il sollicite la permission de se retirer, et la séance est levée à midi.

Du 11 décembre (21 frimaire).

Lecoq, concierge des mou

lins de la Sécherie, déclare avoir vu, à la fin de ventose ou au commencement de germinal, Robin, dans la dernière noyade, frapper un homme sur la tête à coups de sabre,

Robin. Je n'ai frappé qu'une seule fois des brigands que l'on noyait ; plusieurs d'entre eux s'étaient détachés dans la gabaṛre; ils voulaient s'accrocher au batelet dans lequel nous étions, se sauver, ou nous faire périr avec eux.

Carrier. Remarquez que je n'étais plus à Nantes à cette époque; car j'arrivai à Paris le 5 ventose.

Goullin. Je n'ai pas connaissance qu'il y ait eu, à Nantes, des noyades après le départ de Carrier.

Robin. Je partis le 28, et j'arrivai à Paris avec Carrier.

Carrier. Ce que vient de dire le témoin prouvé qu'il y a eu des excès commis à Nantes après mon départ; il est également démontré que les noyades ont commencé à Angers, à Saumur, à Château-Gontier, à Paimbœuf, etc., et que ce n'est que par la suite qu'elles ont eu lieu à Nantes. On rappelle aujourd'hui le souvenir de ces scènes qui affligent l'humanité. ( Murmures. )

Le président. J'observe à l'auditoire que la défense d'un accusé est de droit naturel, et qu'on ne doit pas l'interrompre dans sa justification.

Carrier. Je le demande à ceux qui murmurent: Est-ce moi qui ai ordonné les noyades d'Angers, de Saumur, etc.?

Le président. Carrier se rappelle sans doute la lettre qu'il a écrite à Francastel?

Carrier. C'est à la Convention que j'ai adressé cette lettre ; elle a été insérée au Bulletin, et connue de toute la France. Aujourd'hui que l'on est dans le calme, ces horreurs font frémir;

mais reportez-vous au temps et aux circonstances ; rappelez-vous les tortures que les rebelles ont fait éprouver à nos braves défenseurs : dans une guerre civile, on use malheureusement de représailles; cependant, lorsqu'on annonçait que quatre mille cinq cents brigands avaient été précipités à Fontenay, on applaudissait. C'était l'opinion d'alors.

A cette époque on se persuadait qu'on ne pouvait être patriote sans être exalté. Le gouvernement était instruit de ces mesures; pourquoi ne s'y opposait-on pas ? Aujourd'hui tout roule sur ma tête, quoique les patriotes y aient participé. On ne peut me reprocher que des excès. Un témoin m'a accusé maladroitement d'avoir été payé par Pitt et par Cobourg, et c'est moi qui ai fait arrêter les parens de Pitt. Ma femme et moi nous n'avons pas dix mille livres de capital; j'ai cependant eu des millions dans les mains, et il ne me reste que trente et une livres. On m'accuse d'avoir voulu éterpiser la guerre de la Vendée! je désire qu'elle finisse par la voie de la douceur; mais il n'y a pas d'exemple que les guerres civiles aient été ainsi terminées. Mon intention fut toujours de respecter les communes paisibles; mais mon projet était de réduire Charette; alors, pour le service de la patrie, j'aurais dispersé sur des bâtimens tous ceux qui auraient porté les armes contre la République, et je légué ce projet à ma patrie.

Au commencement de cette guerre, j'avais vu que la douceur avait tout perdu ; je crus devoir prendre d'autres mesures; mais j'ignorais que sept à huit personnes menassent la Convention ; je ne connaissais, et je ne consultais que les décrets ; ce ne fut qu'à mon retour que je fus instruit de ce qui se passait. Je vis que tout était comprimé, et je l'étais moi-même.

Les décrets ordonnaient d'incendier et d'exterminer. Je dé clare que j'ai instruit de mes opérations la Convention, et notamment le gouvernement.

Je revins à la Convention, j'y fus bien reçu, et un an après on m'attaque!

Des municipalités ne voulaient pas reconnaître les districts;

des administrés refusaient même de reconnaître les administrations qu'ils avaient nommées, enfin tout le monde était maître. La terreur a sauvé la France; mais elle devait cesser il y a un an. Les circonstances ayant changé, les mesures ne devaient plus être les mêmes.

Réal, défenseur. Je dois à Carrier, je dois aux jurés un fait qui jettera de la clarté sur tout ce qui vient d'être dit. Il est évident que le gouvernement d'alors connaissait le plan de destruction. Dans le mémoire de Lequinio, fourni au comité de salut public, et lu à ce comité, le 12 germinal, on lit :

No 68. « La circonscription actuelle est infiniment trop étendue, trop difficile à garder, et plus difficile encore à réduire, si l'on persiste dans les mesures de rigueur de tout égorger, parce que quatre cent mille hommes, instruits qu'ils n'ont aucune res source pour échapper à la mort, vendent nécessairement leur vie à tout le prix que le désespoir peut y mettre, et doublent par leur énergie. »

No 105. Toute la difficulté qui se présente est de savoir si l'on prendra le parti de l'indulgence, ou s'il est plus avantageux de continuer le plan de destruction totale. >

No 107. » Si l'on persiste dans le plan de destruction, on force tous ces malheureux à se retirer dans les bois, où ils seront long-temps inexpugnables, etc.

>

No 109. Nous ne pouvons opérer cette destruction sans perdre nous-mêmes beaucoup de monde.... Je désire me tromper, je crains beaucoup que nous ayons à nous repentir, si nous persistons dans ce plan de destruction. ›

Ce plan, ajoute Réal, existait donc.

Carrier. Ce plan existait pour tous les brigands qui avaient passé la Loire; Levasseur proposa une amnistie, elle fut rejetée. Peut-être un jour rendra-t-on justice à ces malheureuses victimes qui sont à côté de moi. Je dirai tout, pour qu'elles ne soient pas atteintes; j'administrerai, à cet effet, toutes les preuves matérielles que je pourrai.

Le mémoire de Lequinio prouve que ce plan de destruction

existait; considérez que je voyais l'anarchie, que nos frontières étaient envahies, etc. Je voyais Lyon et Toulon en rébellion, je lisais les décrets qui ordonnaient de raser et de passer au fil de l'épée, etc. J'ai toujours cru servir ma patrie. (La voix de Carrier s'affaiblit. Le président l'invite à se reposer un moment.)

Carrier. Lorsque je parle pour mes co-accusés, je ne me fatigue pas.

J'observe en finissant qu'il a été accordé une amnistie aux brigands qui rentreraient dans le devoir, et qu'on se propose d'en accorder une aux malheureux patriotes égarés, ou qui ont obéi; il me semble que la même indulgence devrait être accordée aux victimes qui sont à côté de moi : ils ont pu se tromper, ils ont pu partager cette erreur avec beaucoup d'autres.

(Nous devons observer que plusieurs témoins dans le cours des débats, et notamment dans cette séance, ont rendu un témoignage favorable à la bravoure, au patriotisme, à l'humanité et à la probité de plusieurs détenus. )

Du 12. (22) Letoublon, grenadier-gendarme près la Convention, assigné à la requête de Carrier, a déclaré n'avoir rien à dire contre ce représentant.

Carrier au témoin. A la colonne où tu servais, faisait-on fusiller à l'instant les brigands?

Letoublon. Les prisonniers étaient conduits dans un dépôt, et ensuite fusillés; mais j'ignore par quel ordre.

Carrier. Les brigands malades ou blessés, et déposés à l'hôpital de Château-Gonthier, ont-ils été jetés à l eau?

Letoublon. Je l'ignore.

Carrier. As-tu vu fusiller des brigands au Pont-de-Cé et à Saumur.

Letoublon. J'ai été témoin de cette exécution, mais je dois dire qu'ils avaient été jugés.

Parat, Brout et Rode, aussi grenadiers-gendarmes près la Convention, assignés de même, et interpellés par Carrier sur les mêmes faits, répondent qu'ils en ont entendu parler.

T. XXXIV.

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