Page images
PDF
EPUB

blime, le cynisme au génie. Ce qui manque à l'œuvre de Rabelais, féconde, puissante, originale, enfumée, avinée, prodigieuse, c'est le sentiment de la beauté.

Dans la critique des mœurs, des institutions, des préjugés, des lois, il dépasse son siècle de cent coudées. Rien ne lui échappe; mais sa verve d'indignation éclate surtout contre les juges et contre les moines. Quel torrent d'invectives, de plaisanteries, de sarcasmes! Puis, séparant la cause de la religion de la cause de ses ministres, il s'écrie : « Voyant ces diables d'oiseaux (les gens d'église), nous ne faisons que blasphémer, mais vidant les bouteilles et pots, nous ne faisons que louer Dieu. >>

La langue de Rabelais a vieilli; mais, dans ce français du xvie siècle, on remarque beaucoup de mots, de racines et de tournures qui appartiennent encore maintenant à la langue française.

L'auteur de Gargantua et Pantagruel a laissé dans notre littérature un grand nombre d'épithètes et de locutions proverbiales: - Petite pluie abat grand vent, Sauter l'un après l'autre comme les moutons de Panurge,-Le quart d'heure de Rabelais.

Il est raconté dans Pantagruel « comment Panurge fit en mer noyer le marchand et ses moutons. >> Voici la manière dont il s'y prit: il jeta en pleine mer son mouton criant et bêlant. Les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent alors à se jeter et à sauter en mer tous à la file. Il n'était pas possible de les arrêter. Vous savez, en effet, que c'est la nature du mouton de suivre toujours le premier du troupeau, quelque part qu'il aille. Le marchand, tout effrayé de voir périr devant ses yeux et noyer ses moutons, s'efforçait de les retenir; mais c'était en vain. Finalement, il en prit un, grand et fort, par la toison, sur le tillac du navire, espérant ainsi le retenir et sauver, par là, le reste du troupeau. Le mouton fut si puissant qu'il emporta

en mer avec soi le marchand. Les autres bergers en firent autant, prenant les moutons, les uns par les cornes, les autres par les jambes, les autres enfin par la toison, mais ils furent tous pareillement emportés en mer et noyés. De là le proverbe.

Le quart d'heure de Rabelais se rapporte, d'après les biographes, à un épisode de sa vie. Se trouvant à Lyon, dans une auberge, sans argent pour contenter son hôte, il remplit plusieurs paquets d'une poudre tout à fait inoffensive, puis, sur l'un de ses paquets, il écrivit : poison pour le roi, sur l'autre, poison pour le dauphin, sur un troisième, poison pour Monsieur. Ceci fait, il laissa les paquets en vue dans sa chambre. L'aubergiste était un homme curieux et fureteur. C'est là-dessus que Rabelais avait compté. Enchanté d'une occasion qui lui permettait de montrer son zèle pour le bon ordre et le maintien des institutions, l'hôtelier alla faire sa déclaration aux magistrats. Rabelais fut arrêté, c'est précisément ce qu'il voulait-et conduit, de relai en relai, de ville en ville, à Paris, le tout aux frais de l'État, et sans qu'il lui en coûtât un sou. C'est devant le roi lui-même que le grand coupable eût à comparaître; mais les gentilshommes de la cour reconnurent Rabelais. Le roi François Ier rit beaucoup du stratagème, et fit souper le régicide à sa table. C'est ainsi qu'on dit : le quart d'heure de Rabelais, quand le moment est venu de régler un compte.

Comme écrivain, Rabelais est une de ces grandes personnalités qui réunissent deux époques. Son éclat de rire immodéré ferme le moyen âge et ouvre la renais

sance.

[blocks in formation]

Sa naissance. Ce qu'était le père de Montaigne d'après cet écrivain. - Première éducation de Michel Montaigne dans un pauvre village. Son éducation au château de son père. Comment il apprend le latin. Une contagion de latin dans la maison paternelle. - Manière dont on s'y prenait pour le réveiller. - Influence de cette éducation. Montaigne au college. — Ce qu'il dit de ses dispositions. Un fait commun à plusieurs hommes célèbres. - Montaigne conseiller au parlement.

[ocr errors]
[ocr errors]

--

Ses voyages. Motifs de ses excursions
Comment Montaigne en parle.

Ce qu'il dit de cette charge. lointaines. Utilité de ses voyages. Comment il s'accoutume aux usages des pays étrangers. Montaigne à Rome. Faveur qu'il y reçoit. Comment il traversa les persécutions religieuses. Moyens qu'il employa pour sauver son château du pillage. Ce qu'il dit à ce sujet. - Montaigne maire de Bordeaux. - Curieux portrait qu'il fait de lui-même aux électeurs. Comment il fut réélu à la même charge contre l'usage. — Quels étaient ses auteurs favoris. Sa bibliothèque. Ce qu'il dit de la sagesse et de la vertu. Ses bonnes dispositions naturelles. d'après M. Louis Blanc.

Sa mort.

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

Service que ses essais ont rendu à la littérature française. - L'influence des écrits de Montaigne. - Quelle est sa méthode. En quoi elle diffère de celle des autres philosophes. A quoi devait aboutir cette méthode. Autre caractère des essais.

que sont ces essais au point de vue de la langue française.

Ce

Cet auteur est une bonne fortune pour l'historien littéraire, car il s'est raconté lui-même. Le livre ici c'est l'homme.

Le dernier jour de février 1533, naquit en Périgord, Michel Montaigne. Le père prit un soin tout particulier

de ce fils, qui était son troisième enfant, et qui devait immortaliser le nom de la famille. C'était un type de l'ancien gentilhomme. « Il parlait peu et bien et mêlait à son langage quelques ornements des livres vulgaires, surtout espagnols. Le port, il l'avait d'une gravité douce, humble et très-modeste; singulier soin de l'honnêteté et de décence de sa personne et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foi en ses paroles, et une conscience et religion, en général, penchant plutôt vers la superstition que vers l'autre bout. »>

Telle était la tige d'où devait sortir un des fruits les plus précieux de l'esprit français.

Pierre, seigneur de Montaigne, envoya son fils en nourrice dans un pauvre village, et l'y retint quelque temps pour le dresser à la plus basse et la plus commune façon de vivre. Son intention était de mettre ainsi l'enfant en rapportavec le peuple, avec cette condition d'hommes qui vivent de leur travail. Il le fit également tenir sur les fonts de baptême par des personnes de la plus humble fortune, afin de l'attacher plutôt à ceux qui pouvaient avoir besoin de lui, qu'à ceux dont il pouvait avoir besoin.

Quand le petit Michel Montaigne eut passé par cette école de frugalité et de sévérité, son père le fit revenir dans le château qui était le patrimoine de la famille. Là, l'enfant apprit le latin avant le français. Tout jeune, et avant même que sa langue ne se fut déliée, Michel Montaigne fut confié aux soins d'un docteur allemand, fort versé aux langues de l'antiquité, mais qui ne savait point un mot de français. Ce professeur adressait sans cesse la parole en latin à l'enfant, qu'il tenait et berçait entre ses bras. La mère, le valet, la femme de chambre apprirent également assez de l'idiome de Cicéron pour deviser avec le classique marmot. C'était, dit Montaigne, comme une contagion de latin dans la maison et dans tout le voisinage. Il y avait plus de six ans qu'il n'avait

pas encore entendu prononcer un mot de périgourdin ni de français. C'est ainsi que, « sans art, sans livre, sans grammaire, sans fouet et sans larmes, » Michel Montaigne se trouva, plus tard, avoir appris la langue morte qu'on enseigne avec tant d'apparat et à grand renfort de pensums dans les colléges.

Ce bon père, c'est toujours Pierre, seigneur de Montaigne que je veux dire, - s'attachait plus encore à l'éducation qu'à l'instruction de son fils. Il voulait lui faire goûter la science et le devoir par attrait, non par contrainte. Il cherchait à élever cette jeune âme en toute douceur, en toute confiance, en toute liberté. Le jeune Michel Montaigne était naturellement d'un caractère traitable, mais pesant, mou et endormi. On ne le brusquait en rien. Le père, ayant ouï dire que cela troublait la cervelle des enfants de les éveiller le matin en sursaut, faisait tirer doucement son fils des engourdissements du sommeil par le son de quelque instrument de musique.

On peut, sans doute, trouver à contredire dans cette manière d'élever les enfants; mais il est certain qu'elle convenait merveilleusement au caractère de Michel Montaigne. Elle fit de lui un penseur original, ennemi de toute obligation et de toute contrainte, nullement asservi à l'opinion des autres, n'aimant ni à maîtriser ni à être maîtrisé, d'un commerce doux, agréable et bienveillant, mais ne perdant rien de sa manière de voir au contact des autres hommes.

Pierre de Montaigne craignit pourtant, un beau jour, de faillir à ses devoirs de père, s'il continuait à suivre ses propres vues dans l'éducation de son fils. Il finit par céder à l'opinion commune « qui suit toujours ceux qui vont devant comme les grues. » Michel Montaigne fut donc envoyé, vers l'âge de six ans, au collége de Guyenne, alors très-florissant et le meilleur de France. Là, le père voulut néanmoins continuer sa direction sur

« PreviousContinue »