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Le récit de ses souffrances personnelles est fait pour intéresser et montre bien que, de tout temps, les poëtes ont eu plus d'un trait de ressemblance avec Homère le mendiant. Rutebeuf est sans cotte, sans vivres, sans lit, toussant de froid, baillant de faim. Depuis la ruine de Troye on n'a pas vu de misère plus complète que la sienne. Pour achever le parallèle avec Homère, Rutebeuf n'est point aveugle, il lui manque encore cela,-mais il est borgne. Sur toutes ces infortunes il jette le rayon de la plaisanterie et cherche à rendre sa détresse comique.

La souffrance dispose à la satire : Rutebeuf fut un poëte satirique. Il cribla de traits perçants les mœurs du clergé. C'est une erreur trop répandue de croire que la critique des moines, des prélats et des gens d'église ait commencé en France avec le xvure siècle. On retrouve les racines de Voltaire jusque dès les premiers temps du moyen âge. Il faut pourtant distinguer entre les trouvères et les philosophes; les premiers se moquaient, tout en croyant; les seconds riaient, mais ne croyaient plus.

Aux fabliaux se rattache le fameux Roman du renard (1) qui fit tant de bruit au moyen âge et dans lequel il faut chercher la critique, nous oserions presque dire le Charivari du temps.

Les fabliaux ou romans se distinguent déjà par des qualités toutes françaises; le bon sens, la saillie, la méchanceté naïve, la bonhomie mordante. Dès cette époque reculée, la nation présente une alliance de qualités ou de défauts qui sembleraient devoir s'exclure: une raison éclairée, un cœur croyant, un esprit sceptique. Bien des légèretés - comme on les appelle-si souvent reprochées au peuple français, tiennent à cette réunion ancienne de contrastes qui étonnent, mais qui plaisent, et qui n'ont

(1) C'est un poëme burlesque, allégorique et satirique, où le renard joue sans cesse des tours à son compère le loup.

point été sans exercer une heureuse influence sur le développement de l'histoire (1).

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Ce qu'était l'histoire à cette époque. — Chroniques de Saint-Denis. Villehardouin naît en Champagne. Il fait partie de l'expédition de Thibaut, comte de Champagne. Son double caractère d'homme de guerre et de négociateur. Sa mission au grand conseil de Venise. Comment la députation obtint le secours des Vénitiens. - Résultat de cette expédition. Par quoi se distingue Villehardouin comme historien. Son histoire de la conquête de Constantinople. Influence de l'expédition militaire des croisades sur le développement de la langue.

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Les moines de l'abbaye de Saint-Denis, dès le xiie siècle, avaient réuni les chroniques de la vieille France. Quelques-unes de ces chroniques, originairement écrites en latin, avaient été traduites en français par les religieux eux-mêmes ou par d'autres lettrés du temps (1). Mais l'histoire, jusque-là tenue pour ainsi dire en li

(1) Il resterait, pour compléter le tableau de la poésie française au xue siècle, à dire un mót de Thibaut IV (né en 1201, mort en 1253), le faiseur de romances qui fut, dit-on, amoureux de la reine Blanche, mère de saint Louis. Ses poésies légères n'ajouteraient d'ailleurs rien aux traits généreux que nous avons indiqués en parlant de la poésie des trouvères.

(2) Les Chroniques de Saint-Denis ou Grandes Chroniques de France étaient un recueil de tous les faits historiques depuis les temps les plus anciens de la monarchie. Un religieux était choisi par le supérieur de l'abbaye de Saint-Denis pour suivre la cour comme historiographe et pour recueillir tous les faits qui s'y passaient. Quand un roi était mort, on rédigeait, d'après ces notes, l'histoire de son règne, et on la rangeait parmi les grandes chroniques. Au commencement du XIe siècle, Suger, abbé de Saint-Denis, en surveilla lui-même la collection. Elles furent publiées en 1476; c'est le premier livre qui parut à Paris après l'invention de l'imprimerie.

sière par la main des traducteurs et des moines, allait enfin marcher d'un pas plus libre.

Geoffroi Villehardouin naquit vers l'an 1167, dans un château situé entre Bar et Arcis-sur-Aube. Il était d'une des plus anciennes familles de la Champagne.

Thibaud, comte de Champagne, avait entrepris, vers l'an 1200, le voyage d'outre-mer. Un grand nombre d'autres seigneurs eurent à son exemple l'idée de prendre la croix. De ce nombre était Villehardouin. Les confédérés, (car il s'agissait d'une expédition libre et volontaire,) devaient se réunir à Venise. Villehardouin n'était pas seulement homme de guerre à l'art de combattre et au talent d'écrire dont il a donné plus tard des preuves il joignait celui de négocier. Ce fut donc lui qu'on choisit pour porter la parole dans le grand conseil de Venise.

Il dit que les barons de France l'avaient envoyé―lui et les cinq députés qui l'accompagnaient pour prier les Vénitiens d'aider les Français à venger la honte de JésusChrist. Il ajouta que ces députés avaient reçu l'ordre de se prosterner à leurs pieds et de ne pas se relever que le peuple vénitien n'eût promis d'avoir pitié de la terre sainte d'outre-mer.

A ces mots les six députés s'agenouillèrent en versant des larmes. A cette vue, le peuple, touché de tant de foi et de bonne volonté, s'écria : « Nous l'octroyons! nous l'octroyons! >>

La république de Venise s'engagea donc à fournir des vaisseaux pour quatre mille cinq cents chevaux et trentetrois mille cinq cents hommes. Villehardouin et les chefs de l'expédition n'étaient pourtant pas au bout de leurs peines. L'indiscipline était grande parmi les seigneurs confédérés. Les uns voulaient s'embarquer à Marseille, les autres dans les ports de la Flandre, les autres à Pouille. Malgré ces difficultés, l'expédition eut lieu et elle ne fut point sans gloire.

Comme historien, Villehardouin se distingue par des caractères saillants. D'abord il a pris part aux événements qu'il raconte. Les faits d'armes qu'il célèbre, il les a vus de près; il y a joué un rôle, quorum pars magna fui. Il se trouvait à la prise de Constantinople en 1204. L'auteur se montre pourtant très-sobre de louanges pour lui-même il n'intervient personnellement dans le récit que quand la circonstance l'exige, et encore se contentet-il d'exposer les faits sans s'afficher.

L'Histoire de la conquête de Constantinople embrasse l'espace de neuf années, depuis 1198 jusqu'en 1207. Le style est vif, grave, concis, qualités qui, chez cet historien du moins, n'excluent point la poésie. Il est à remarquer que l'expédition militaire des croisades eut, sur le développement de la langue et sur l'imagination de nos aïeux, la même influence que paraît avoir exercée, sur la littérature des anciens Grecs, la guerre de Troye.

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JOINVILLE.

Il naît en Champagne. Cette province est fertile en grands hommes. — Du proverbe : Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois. - Séjour de Joinville à la cour de Thibaud, roi de Navarre. Il entre comme officier au service de saint Louis dans la croisade. qu'il y courut et comment il fut sauvé. réponse franche à une question du roi. la vie de saint Louis.

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Danger

Son amitié avec le roi. Sa

Comment il fut amené à écrire

Ce qui domine dans ses Mémoires. - Ses rapports avec Hérodote. Sa personnalité. Son ignorance en histoire et en géographie. Ses Mémoires, miroir du temps. La figure du roi y domine. Louis y dégage la monarchie du régime féodal. — La classe moyenne et la monarchie. Saint Louis sous un chêne de la forêt de Vincennes. Influence des légistes. Les parlements. La Sorbonne.

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Jean, sire de Joinville, naquit en 1223 ou 1224. Il était, comme Villehardouin, d'une des plus anciennes familles de la Champagne. Cette province, que la plaisanterie

française n'a point épargnée (1), a pourtant donné à la France des historiens, des poëtes, des hommes d'État.

Attaché fort jeune à Thibaut, roi de Navarre, Joinville apprit de bonne heure dans cette cour, la plus polie du XIe siècle, à revêtir ses idées d'une forme élégante.

Comme tous les esprits curieux de son temps, Joinville fut atteint par le mal des croisades. Il partit de Marseille pour la terre sainte vers 1248. Saint Louis qui allait, de son côté, combattre les infidèles, le prit à son service, et l'armée chrétienne l'estima comme un de ses meilleurs officiers.

Il courut plus d'un danger; tombé entre les mains des Sarrasins, il allait être tué si un matelot ne l'eût fait passer pour un cousin du roi. Ce qui ne l'empêcha pas, plus tard, d'être sur le point de recevoir la mort des mêmes mains. Enfin il fut racheté.

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Joinville était l'ami particulier du roi. Dans les navigations, il fut à même de recueillir plusieurs détails curieux sur la vie privée et le caractère de saint Louis. Ses conversations avec le pieux monarque ne manquent, certes, ni d'enjouement, ni de sel gaulois, et donnent bien la différence des deux hommes. Le roi lui demandait un jour s'il n'aimerait pas mieux être lépreux que d'avoir commis un péché mortel : « J'avoue, répondit au roi le sénéchal, qui ne lui mentait jamais, j'avoue

(1) Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes; voici ce qui a donné lieu, dit-on, à cette plaisanterie : Pour passer un certain pont, il existait un droit de péage pour les moutons, lorsque le nombre s'en élevait juste à cent; afin d'éviter de payer ce droit, un Champenois s'avisa de ne prendre avec lui que quatre-vingt dix-neuf moutons; mais il lui fut répondu que quatre-vingt-dix-neuf moutons el un Champenois faisaient cent bêtes et qu'il devait payer le droit. Si c'est là l'origine du proverbe, non-seulement il était injuste d'exiger le droit du Champenois en question, mais la ruse que ce Champenois employait prouverait au contraire qu'il n'était pas si bête qu'on voulait bien le croire.

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