Page images
PDF
EPUB

logue fut donc à l'origine un moyen détourné d'instruire les grands, sans encourir leur colère, et d'émettre quelques idées de droit sans éveiller des soupçons ombrageux. Ésope, l'un des plus anciens fabulistes dont l'histoire nous ait conservé le nom, était un esclave. Il avait appris, par l'expérience de la servitude, l'art de parler aux maîtres et de leur faire des remontrances, tout en ménageant leur amour-propre. D'Ésope à La Fontaine, la distance historique est grande, je l'avoue, et la liberté avait eu le temps de faire des progrès dans le monde, et pourtant le monde n'avait pas tellement changé, sous le règne de Louis XIV, que l'apologue n'y pût encore rendre des services. Dans un temps où la liberté d'écrire était fort restreinte, où il y avait un roi absolu et beaucoup de petits tyrans dans leur sphère, toute vérité n'était pas bonne à dire, et surtout à dire sans artifice. La fable vint encore une fois au secours de la raison. Le poëte, grâce à un stratagème qu'excuse son époque, trouva moyen de combattre les vices des grands sans leur déplaire. Ce stratagème consistait à mettre sur le compte. des animaux, que personne n'est intéressé à défendre, des manières de voir et d'agir que nul n'eût osé fronder ni découvrir alors chez les rois.

Prenons pour exemple les Animaux malades de la peste :

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ;
On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie :
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;

Les tourterelles se fuyaient ;

Plus d'amour, partant plus de joie. Le lion tint conseil et dit : « Mes chers amis, Je crois que le ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune :

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux :
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévoùments.

Ne nous flattons donc point, voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait? Nulle offense.
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Je me dévoûrai donc, s'il le faul; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi,
Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi : Vos scrupules font voir trop de délicatesse ; Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché? Non, non, vous leur fites, seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur.

Et, quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui, sur les animaux,

Se font un chimérique empire.

[ocr errors]

Ainsi dit le renard, et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses :

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L'âne vint à son tour et dit : « J'ai souvenance

Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. »>

A ces mots on cria : « Haro!» sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux d'où venait tout le mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Évidemment cette fable est une critique de la cour, où l'esprit courtisan, à force de sophismes, trouve moyen d'approuver les grands crimes chez le chef de l'Etat, tandis qu'il condamne, avec une sévérité extrême, les moindres peccadilles chez les faibles et les malheureux. La donnée était vraie, mais les oreilles royales n'auraient point supporté qu'on en fit l'objet d'une allusion directe. De quelle manière s'y prend La Fontaine? Il change les personnages et le lieu de la scène. A la place du roi, figure le lion, à la place du courtisan, le renard, à la place du peuple, l'âne. L'action ne se passe point à Versailles, mais à la cour de sa majesté léonine. Grâce à ces ménagements, grâce à cette substitution de lieu et de personnes, la leçon n'a plus rien d'offensant. Les portes de la Bastille ne s'ouvriront point devant le moraliste, et sa critique, enveloppée dans les grâces de la fable, a plus de chance de se faire bien venir. Nous pardonnons volontiers à qui nous amuse. Mettez l'amourpropre hors de cause, et la vérité, même sévère, trouvera plus aisément le chemin des consciences. Si, d'ailleurs, le roi s'irritait, le poëte aurait toujours la ressource de lui dire : « Ce n'est pas vous que j'ai voulu peindre. »

Peut-être, me dira-t-on, que ce mérite de la fable ne s'applique guère qu'aux sociétés qui ont le malheur de vivre sous le despotisme. Détrompez-vous même dans

les États libres et éclairés, l'homme est un tyran qui voudrait étouffer la parole, du jour où cette fille de la pensée ménace son repos, ses goûts, et humilie son orgueil. Dans ce cas encore, le moyen de réformer les hommes est de les instruire sans les blesser. Étalez tant que vous voudrez la laideur des vices en les prêtant aux animaux, et le gourmand ne vous en voudra point de rire du cochon, ni l'orgueilleux du paon, ni le plagiaire du geai, ni l'important de la mouche du coche; les bêtes ont si bon dos. Qu'importe, d'ailleurs, que la leçon arrive à son adresse par un chemin détourné, si elle arrive. On voit par là que la fable est de tous les temps; ainsi que la comédie, elle vit de nos mœurs, de nos ridicules, de nos erreurs : c'est un fonds qui n'est pas à la veille de s'épuiser.

5.

J'ai indiqué, en passant, l'amitié qui régnait entre La Fontaine et Molière. A leur insu, peut-être, ces deux génies se tenaient par des liens qui n'ont point été assez remarqués. La Fontaine a fait la comédie des bêtes. Cet esprit d'observation que Molière portait dans la société, La Fontaine l'étend à la nature. A ses yeux, rien de ce qui vit n'est insignifiant, et pour le poëte, les arbres, l'eau, le vent, les objets créés par la main de Dieu, vivent tout aussi bien que vous et moi. Il met en scène ses acteurs et construit, dans sa tête, un théâtre aussi réel que celui sur lequel Molière jouait devant la cour les grandeurs et les misères de son temps.

La Fontaine est peut-être le seul poëte du XVIIe siècle. qui ait eu à un haut degré le sentiment de la nature. Moins ébloui que les autres par les pompes de Versailles auxquelles, d'ailleurs, il n'assista point, peu séduit par la gloire militaire du règne, il tourna son cœur et ses

yeux vers les animaux, les champs, les bois, les détails du paysage. Lui seul, de son temps, a su dire:

Pour moi le monde entier était plein de délices :

J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours :
Mes amis me cherchaient et parfois mes amours.

Quoiqu'il emprunte quelquefois des ornements de la mythologie, la vie ne disparaît jamais chez lui sous le pastiche de l'école. Son aurore est bien le soleil levant, Borée est bien le vent, Cérès est la moisson, et encore ne craint-il pas de les appeler bravement par leur nom, toutes les fois qu'il ne veut point nous surprendre par le contraste de la pompe du merveilleux unie aux petites choses. Son paysage est toujours français, j'allais dire que ses animaux sont français aussi. Il les prend en effet tels qu'il les a vus dans les plaines de la Champagne. Ses fables sont le premier livre qu'on mette entre les mains des enfants, c'est le dernier que recherche le vieillard, à cet âge où, selon l'heureux mot de Royer-Collard (1), on ne lit plus, on relit. La critique de ces derniers temps, qui n'a guère épargné le xviie siècle, a respecté La Fontaine. Elle a même sévèrement reproché à Boileau de l'avoir banni, lui et la fable, de son Art poétique. Oublier La Fontaine, c'est renier l'esprit gaulois, c'est-à-dire la grâce, la naïveté, l'aisance, le franc-parler et cette plaisanterie du cru qui rappelle le vin des environs de Château-Thierry, fin, petillant et qui n'enivre point, quoi

(1) Un candidat à l'Institut vint, un jour, faire visite à Royer-Collard, pour lui demander son suffrage: il déclina son nom, qui ne produisit d'autre effet sur lui que celui d'un auteur parfaitement inconnu. « Eh quoi! s'écria le visiteur, n'avez-vous pas lu mes ouvrages? — Monsieur, lui répondit Royer-Collard, à mon âge, on ne lit plus, on relit. »

Royer-Collard, un des fondateurs du régime constitutionnel en France, philosophe éclectique, chef du parti doctrinaire, était aussi de la Champagne; il était né aux environs de Vitry-le-François, dans le canton de Sommepuis. J'ai vu, sur la place de cette ville, une fort belle statue élevée en son honneur.

« PreviousContinue »