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deux principes égaux et coéternels, le dieu du bien et le dieu du mal. La croisade contre les Albigeois prit le caractère révoltant de toutes les guerres de religion au moyen âge. Le carnage fut immense. Des provinces entières se trouvèrent saccagées, et le rameau de la langue d'oc, déjà couronné de beaux fruits littéraires, disparut comme noyé dans le sang qui coulait à flots.

Ce rameau étant supprimé, il ne restait plus dans le royaume de France que la langue latine et la langue d'oil.

La langue latine était, comme nous l'avons dit, la langue officielle de l'Eglise. Ce qui avait contribué, dès les premiers temps de l'invasion, à la maintenir dans les Gaules, c'est que les prêtres la retinrent toujours dans les prières et les offices religieux. Les Francs eux-mêmes furent donc obligés de l'apprendre. Elle était cultivée, autant du moins que le permettaient ces âges de barbarie, dans les monastères. Chaque abbaye avait, dès l'origine, une bibliothèque, et un moine pour en prendre soin.

C'est aux copistes et aux gardiens de ces bibliothèques claustrales qu'on doit la conservation de quelquesuns des chefs-d'œuvre de l'antiquité. Dés critiques modernes ont pourtant reproché, et avec raison, aux anciens moines d'avoir mutilé, défiguré et laissé perdre beaucoup des trésors littéraires que le hasard avait mis entre leurs mains, après le déluge des barbares. Ce qu'il en restait devait néanmoins suffire pour inspirer aux érudits le mépris de l'idiome vulgaire. Aussi, durant quelques siècles, l'étude de la langue et de la littérature latine futelle un obstacle très-sérieux aux développements de la langue et de la littérature nationales. La poésie française ou vulgaire passait alors pour une élégante distraction; tandis que les œuvres écrites en latin étaient les seules qui pussent prétendre à une gloire solide. Les beaux esprits dédaignaient donc d'envelopper leurs pensées

dans le patois informe désigné sous le nom de langue d'oil, et qui était bon tout au plus pour la conversation.

C'est pourtant de ce second rameau du dialecte roman, de cette langue d'oil si négligée à l'origine, que devait se dégager, par une série de progrès et de transformations successives, ce qu'on nomme aujourd'hui la langue française.

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LANGUE D'OIL.

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Influence du mouvement des croisades sur le développement de cette langue. Les prédicateurs s'en servent pour prêcher la croisade. Résultat de la croisade contre les Albigeois. — Conséquences de la constitution de l'esprit féodal en faveur de la langue d'oil, Ce que produisit l'arrivée des Normands au xe siècle pour cette langue. — Résultat de l'affranchissement des communes. Jongleurs. Trouvères. Leur principale occupation. - Sujets de leurs chants. Chansons de geste. Comment elles furent composées. — La caverne du chevalier Roland. Influence des idées chevaleresques sur l'organisation militaire. Épopées. Du génie épique en France. — Ce qui a manqué principalement aux poëmes épiques du moyen âge. Conclusion.

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On peut se faire une idée de la langue d'oil par le patois wallon qui se parle encore à cette heure dans les campagnes de la Belgique, et qui, je dois le dire, n'est rien moins qu'harmonieux. Il serait superflu de rechercher dans l'histoire les premières (races de l'idiome; mais on n'a peut-être pas assez remarqué l'influence qu'exerça sur le développement de la langue d'oil le mouvement des croisades. Les prédicateurs qui cherchaient à pousser les populations du nord de la France vers la terre sainte, étaient le plus souvent obligés de faire usage de l'idiome rustique pour être mieux compris de leurs auditeurs. La réunion des diverses provinces sous les mêmes enseignes devait, d'ailleurs, con

tribuer, par le contact et le frottement des divers dialectes locaux, à enrichir le vocabulaire commun. La croisade contre les Albigeois elle-même, quoique regrettable au point de vue de l'humanité, ne laissa pas que d'être favorable à l'essor de la langue d'oil et de l'esprit français proprement dit, en stimulant, par l'exemple des troubadours, la verve rude et paresseuse des trouvères.

Je dois signaler un autre grand fait politique dont l'influence ne saurait être révoquée en doute : c'est la constitution du régime féodal; l'organisation de la force en fiefs plus ou moins indépendants les uns des autres, eut pour conséquence d'expulser les derniers restes de la civilisation latine que Charlemagne avait voulu faire renaître. A un certain point de vue, c'était un retour vers la barbarie; mais la France devait traverser cette période ténébreuse pour y trouver son caractère national, ses mœurs, sa langue; on pourrait dire, pour s'y retrouver elle-même.

Quoique plusieurs des seigneurs féodaux fussent des évèques ayant le droit de lever des troupes, de rendre la justice et d'exercer, en un mot, toutes les fonctions du gouvernement, il n'en est pas moins vrai que le système général de la féodalité amena la prédominance de l'élément civil sur l'élément religieux. Cette dernière circonstance ne pouvait que tourner au profit du développement de l'idiome vulgaire. Derrière les châteaux-forts entourés de fossés, de pont-levis et de sentinelles, s'installa ce qu'on appelle encore aujourd'hui l'esprit gaulois, et comme tout se fient dans l'histoire des progrès de la civilisation, cet esprit devait inventer un instrument; la poésie française devait créer la langue française.

L'arrivée des Normands, au xe siècle, troubla d'abord le travail de formation que commençait à subir l'idiome vulgaire; mais ce fut pour l'enrichir ensuite et le frapper d'un cachet plus distinct. Les vainqueurs s'assimi

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lèrent la langue des vaincus, et là aussi ils laissèrent la trace de leur conquête.

N'oublions pas non plus l'affranchissement des communes, sous Louis le Gros. En créant pour la classe moyenne des conditions toutes nouvelles de bien-être, d'industrie et de liberté, les chartes communales ouvrirent à la bourgeoisie les sources de la prospérité qui conduisent à celles de la science. On vit alors naître dans le commerce une population intermédiaire, qui, isolée de toutes les réminiscences latines, devait opposer aux traditions du clergé et à l'épée des seigneurs féodaux, la franche originalité de ses coutumes, de son parler et de ses tendances envahissantes.

Les premiers poëtes du Nord, connus sous le nom de jongleurs et de trouvères, allaient en vrais pèlerins, de château en château. Ils étaient reçus avec magnificence. Les aventures de la vie errante leur fournissaient souvent le sujet des chansons qu'ils composaient en l'honneur des dames. Sous une forme plus rude, le caractère général de leurs poésies différait très-peu, par le fond, du thème favori des troubadours. Ils chantaient surtout l'amour et la guerre.

Ce qui étonne, c'est de trouver, à une époque très-ancienne, des épopées chevaleresques d'une grande étendue. Il ne faudrait, d'ailleurs, pas croire que ces épopées, ou, pour leur donner leur vrai nom, ces chansons de geste, aient été composées tout d'une haleine par le même auteur. Quelques érudits se sont demandé si l'Iliade et l'Odyssée d'Homère n'étaient point formées de chants détachés qu'un rapsode habile aurait réunis et recousus ensemble; ce qui est une hypothèse pour les monuments de l'antiquité grecque devient presque une certitude pour les monuments littéraires du moyen âge, quand on fait attention à la différence des styles qui s'y trouvent confondus.

On a divisé ces épopées par cycles, c'est-à-dire par

époques. Nous nous bornons à signaler les romans en vers du cycle carlovingien et ceux de la table ronde (1).

La Gaule et la Bretagne étaient les deux grands centres de composition pour les chansons de geste, qui se répandirent ensuite sur le sol de l'Italie. Les romans du cycle de Charlemagne ou d'Arthur firent surtout fortune en Toscane. On y montrait une caverne qu'on disait être le sanctuaire où le chevalier Roland fut gratifié de la qualité d'invulnérable. Ces fictions passèrent, dès le XIIIe siècle, dans la vie civile; on prit l'habitude de se donner le nom des héros imaginaires, chantés par les poëtes. Ce qu'il importe surtout de faire observer, c'est que les idées chevaleresques, qui étaient l'âme de ces productions épiques, exercèrent une grande influence sur l'organisation militaire et sur les mœurs du moyen âge. L'esprit d'imitation ne s'attache pas moins aux aventures fabuleuses qu'aux actions réelles et historiques.

La France n'avait pas encore de langue, qu'elle avait déjà des épopées. Ceci peut sembler un démenti à l'opinion commune, qui veut que les Français n'aient point le génie épique; mais il faut se hâter de dire qu'à ces productions, écloses dès l'aurore du moyen âge, il a manqué tout ce qui a fait vivre les poëmes primitifs de l'antiquité : un idiome assez formé pour défier les vicissitudes du temps, un génie poétique, aux traits saillants, et une société, sinon assez avancée, du moins assez homogène et assez maîtresse de ses inspirations, pour joindre à la peinture des mœurs les sentiments indélébiles du cœur humain.

(1) Il suffira de nommer les titres des principales épopées chevaleresques la Chanson de Roland ou de Roncevaux, le Roman des Loherains, le Brut, le Clerc de Caen, le Chevalier ou Lion, etc., etc. Il n'y a plus que les archéologues littéraires et les historiens qui consultent en France ces sources, très curieuses du reste, de notre littérature nationale.

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