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core les municipalités qui avaient disparu dans le nord sous l'ébranlement de la conquête. Dès le xre siècle, la classe bourgeoise du midi était nombreuse, riche, et aspirait à se gouverner elle-même.

L'organisation du pouvoir féodal lui-même, quoique semblable pour la forme à ce qui existait dans les autres contrées de l'Europe, - des duchés, des comtés, des marquisats, ne présente point, comme dans le Nord, les traits sombres et menaçants de la barbarie. Les châteaux-forts étaient des rendez-vous de beaux-esprits, quelquefois même de véritables académies où l'on discutait de littérature, de philosophie et d'histoire. Mais c'est surtout à l'influence des femmes qu'il faut rapporter l'état de civilisation auquel était parvenu le midi de la France. Leur commerce éclairé avait poli les mœurs, et la grande considération dont elles jouissaient avait créé le sentiment de la galanterie française, avant même que la France proprement dite existât. Le désir de leur plaire donna un but, un charme et un encouragement particulier à la culture des lettres. L'institution des cours d'amour était leur ouvrage. De l'an 1150 à l'an 1200, il existait déjà dans le midi de la France un assez grand nombre de ces tribunaux de cœur présidés par des dames, qui étaient appelées à juger en dernier ressort les matières de sentiment. Les tensons se soumettaient à de telles académies féminines. Un code contenait des lois de l'art d'aimer et servait d'arbitre dans les jugements rendus. Deux avocats défendaient chacun leur partie; des peines étaient infligées, et le troubadour condamné s'y soumettait par honneur. De semblables institutions étaient bien faites pour cultiver la délicatesse des mœurs poétiques.

Il s'agit maintenant de déterminer le caractère de cette littérature. La poésie provençale s'exerçait sur deux grands sujets de composition, l'héroïsme et l'amour. La bravoure telle que l'ont idéalisée les troubadours du

moyen âge était protectrice de la justice et de la faiblesse. L'amour était la divinisation de la femme.

Cette poésie n'était elle-même que l'expression plus ou moins fidèle de la France chevaleresque,- j'entends la France des provinces méridionales. La chevalerie fut le fruit des efforts essayés, dès les premiers temps de la monarchie franque et continués de siècle en siècle, pour convertir la force brutale en une vaillance éclairée qui protégeât les droits des individus désarmés, l'enfant, la femme, le pauvre.

Il fallut de grandes forces pour exécuter un tel plan; ces forces, on les demanda à la religion et à l'amour. Le phénomène de la chevalerie se manifesta vers le même temps, avec des formes plus ou moins variées, chez toutes les nations de l'Europe; mais nulle part elle n'atteignit à un tel degré de développement précoce que dans le midi de la France. Il se forma tout aussitôt une poésie nouvelle, qui fut l'organe de cette institution généreuse. Ce fut aussi de la Provence et de la Gascogne que les premiers troubadours passèrent vers la seconde moitié du XIIe siècle, en Italie. Leur idiome fut adopté, leur poésie fit fortune au delà des monts; et à la beauté qui lui était propre, la littérature provençale joignit alors le mérite assez rare d'avoir envoyé quelques-uns de ses rayons sur la terre où devaient naître Dante et Pétrarque.

Le caractère religieux de la littérature des troubadours se trouve épars dans divers genres de poésie. Quelques pièces sont néanmoins frappées d'une manière toute spéciale par le cachet des croyances chrétiennes; ce sont celles qui excitaient les populations du moyen âge à s'enrôler dans les croisades.

L'amour était considéré, dans toute la Provence, comme la source la plus noble et la plus moralé de l'inspiration poétique, de la gloire et de la vertu; c'était donc une nécessité pour un poëte d'être amoureux. Il

fallait bien que la société professât, à cet égard, les mêmes idées que les troubadours, car, autrement, elle n'eût point goûté des compositions dont le sujet semblerait aujourd'hui monotone. Il régnait dans les classes aristocratiques une galanterie toute chevaleresque qui se trouvait en harmonie avec le caractère des chants provençaux, et qui en assura le succès. La poésie des troubadours n'était donc point une rêverie sans rapport avec les mœurs, et une telle association d'idées nous explique, à elle seule, l'influence que cette littérature exerça sur la civilisation du midi de la France.

Le sentiment de bravoure avait été célébré dès les premiers temps de la monarchie française. Chilpéric Ier avait fait revivre à sa cour l'institution des anciens bardes. Longtemps après, on retint encore la coutume de ne point livrer de combat, que dix ou douze grosses voix n'eussent chanté, de toutes leurs forces, la fameuse chanson dite de Roland, afin d'animer les troupes par le récit des hauts faits d'armes de ce héros imaginaire. C'était là une des principales fonctions des anciens bardes gaulois, et, plus tard, d'autres poëtes, nommés fatistes. Ces derniers composaient, comme les bardes, de petits poëmes qui se chantaient divisés en chœurs. On avait d'autant plus de goût pour ces sortes d'hymnes guerriers que le poëte y mêlait plus souvent des traits piquants contre le vice et des éloges de la vertu. D'abord, le récit des batailles était écrit en vers, dans un latin plus ou moins corrompu; mais, plus tard, les traditions du cycle d'Arthur et de Charlemagne passèrent, avec les noms des anciens paladins, dans la poésie provençale. Les troubadours chantèrent, en outre, leurs propres exploits, ou ceux de leurs contemporains. L'un d'eux nous traduit naïvement les idées de son temps, quand il s'écrie: «< Nul homme n'est prisé quelque chose tant qu'il n'a pas reçu et donné beaucoup de coups. »

On connaît maintenant le caractère de la poésie à la

quelle la langue d'oc servit d'instrument. Nous devons aussi dire quelques mots des principaux genres littéraires que cultivaient les troubadours. Ils ont souvent employé le nom commun de vers pour désigner un trèsgrand nombre de leurs compositions. Mais, d'autres fois, ils ont distingué, et il faut distinguer après eux, les différents types de cette poésie qui a conservé, à travers les âges, une valeur historique.

Il y avait d'abord la chanson, qui devait toujours être divisée en couplets, le plus souvent au nombre de cinq ou de six. L'amour ou la louange en faisait d'ordinaire les frais.

Le plang était une complainte composée de grands

vers.

Le tenson était un dialogue dans lequel deux interlocuteurs défendaient, tour à tour, par couplets de même mesure et en rimes semblables, leurs opinions contradictoires sur diverses questions d'amour, de chevalerie et de morale.

Les sirventes étaient des pièces satiriques, généralement divisées en couplets.

Les pastorelles étaient des églogues dialoguées.

La ballade, la ronde, étaient des chansons destinées, comme leur nom l'indique, à embellir et à animer la danse. Le plus communément la ballade avait un refrain, et ce refrain, formé par le vers qui commençait la pièce, ou seulement par les premiers mots de ce vers, était répété plusieurs fois dans chaque couplet.

L'aubade était un chant d'amour dans lequel le poëte exprimait, en général, le bonheur qu'il éprouvait, et ses regrets, causés par le lever de l'aube matinale, de quitter l'objet de sa tendresse.

Dans la sérénade, au contraire, l'amant gémissait de l'attente du soir. Le caractère distinctif de ces deux sortes de pièces était un mélange de sentiments gracieux et de mélancolie naïve.

Outre cela, les troubadours composaient des nouvelles, sorte de petits poëmes, dans lesquels ils retraçaient, le plus souvent, des anecdotes galantes relatives aux seigneurs, aux chevaliers et aux dames.

A la fin de leurs poésies les troubadours plaçaient généralement une petite pièce de vers appelée tornadas, et qui était un renvoi.

Ils écrivaient aussi des romans en vers et en prose. La langue d'oc était évidemment un produit de la décomposition du latin, mais on y remarque les rudiments des langues modernes, l'article, la rime, la mesure syllabique des vers. Les allures en sont vives et originales. C'est une forme animée dans laquelle se reconnaissent aisément les traits d'une civilisation joyeuse, brillante et ornée de toutes les parures de la jeunesse. Ce qui lui a manqué, c'est un poëte de génie qui la consacrât par une œuvre monumentale, comme fit Dante avec l'idiome vulgaire de l'Italie. Les troubadours provençaux ont du feu, de l'imagination, de la verve; mais, à quelques nuances près, ils se ressemblent entre eux. Leur poésie, quoique empreinte d'un caractère de beauté, est moins l'expression du génie individuel que la voix mélodieuse d'une époque et d'une société chevaleresque.

On ne peut nier que la littérature provençale n'ait exercé une influence sur le développement de l'esprit français; ce n'est pourtant pas du rameau de la langue d'oc que sortit, comme nous allons le voir, la langue qui est aujourd'hui écrite et parlée en France. La littérature des troubadours fut, en effet, coupée dans sa fleur par un événement dont l'histoire a conservé un pénible souvenir. Je parle de la croisade contre les Albigeois, qui eut lieu sous le règne de Philippe-Auguste.

A la voix d'un pape, Sylvestre HI, les races du nord de la France se précipitèrent sur les populations du midi. On accusait ces derniers de manichéisme. Il faut entendre par là une doctrine qui affirme l'existence de

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