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est vrai, et pourtant il se dégage du mouvement intellectuel de la France une tendance qui se continue. Quelle est cette tendance? Dès les premiers temps de la monarchie, un esprit frondeur, armé d'une satire enjouée, du mot pour rire, de l'allusion fine ou du quolibet hardi, poursuit les abus qui règnent dans l'Église ou dans l'État. La raison des penseurs, appuyée sur le bon sens public, regimbe contre toute autorité absolue, aussi bien en religion qu'en politique. Une philosophie tant soit peu sceptique aspire invinciblement vers le libre examen et la libre recherche, avant même que le protestantisme ait formulé son progamme. Une théorie naïve de l'égalité rappelle sans cesse aux hommes d'où ils viennent et où ils vont, avant qu'une doctrine plus éclairée réclame pour eux les mêmes droits. Un sentiment de fraternité, qui deviendra plus tard un principe, appelle sans cesse les grands au secours des petits, les forts au secours des faibles. Un vague amour de l'humanité, uni au besoin de voir la France grande et honorée dans le monde, porte les écrivains à se communiquer, sous toutes les formes, aux autres peuples. Tout cela, c'est-à-dire la protestation de l'idée contre le fait brutal, du droit contre l'usage, des lumières contre la croyance aveugle, est ce ce que nous appelons la pensée française.

Cette idée française ne s'est point dégagée tout de suite, elle a eu ses phases de croissance et de développement; elle était enveloppée à l'origine dans le chaos des événements politiques et dans les langes d'un idiome qui avait besoin de se former; après une période d'enfance, elle s'est encore cherchée elle-même pendant des siècles. Des époques successives, des génies divers, quelquefois même opposés, des courants d'opinion qui semblaient se combattre, des tentatives mêlées de succès et de revers, tout a concouru, par des voies directes ou détournées, au progrès d'une série d'idées

dans laquelle on reconnaît à toutes les périodes historiques les traits d'une civilisation puissante, quoique longtemps grossière et incomplète.

Au-dessus de ces transformations et de ces changements on peut d'ailleurs découvrir un caractère d'unité.

La littérature française proprement dite commence avec la constitution du moyen âge féodal. Sous cet éparpillement de l'autorité, alors que chaque province de France constituait un petit état militaire, il n'y avait guère place que pour les chroniqueurs. La devise du temps était : « Faire et dire; " plus tard l'affranchissement des communes donna à ces chroniques de la vieille France un caractère moins chevaleresque et plus démocratique.

La réformation religieuse, en sonnant le réveil de l'esprit humain, exerça sur la langue française un mouvement qui n'a point été assez remarqué. Avec Jean Calvin cessent les premiers bégaiements de l'enfance, et l'idiome revêt tout à coup les qualités qu'il devra conserver plus tard, la clarté, l'ordre, la précision algébrique. L'esprit de liberté, quoique à différents points de vue, perce l'uniforme grandeur de la synthèse catholique. Rabelais ferme le moyen âge avec un éclat de rire qui a traversé les siècles, et Montaigne ouvre aux philosophes futurs les voies escarpées du libre examen.

La renaissance des lettres grecques et latines entraîne les esprits vers le goût de l'antiquité. Le sentiment national s'altère un moment sous cette fantaisie rétrospective, mais la culture des langues mortes, la résurrection des anciens chefs-d'œuvre, développent du moins le sentiment du beau, et lorsque le temps aura, de concert avec le bon sens français, élagué les excès d'une imitation à la fois trop érudite et trop peu savante, on retrouvera la trace des services qu'ont rendus à la littérature des auteurs trop applaudis de leur vivant, trop sévèrement jugés après leur mort.

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A la constitution du moyen âge qui a fait son temps, succède, de Louis XI à Louis XIV, une œuvre non moins grande et non moins nécessaire au progrès : la conversion de la monarchie féodale en une monarchie absolue. La littérature, d'accord avec la classe moyenne, seconde de tous ses efforts ce mouvement historique. Richelieu s'entoure de tous les beaux esprits de son temps et fonde l'Académie française. Louis XIV réalise la vision des astronomes : " le soleil fixe au milieu des planètes. La littérature prend, sous son règne, la forme d'unité qui commence à distinguer le gouvernement. Tout se range à des règles, trop souvent même, il faut le dire, à une sorte d'étiquette souveraine qui gouverne à la fois les choses de l'esprit et les rapports administratifs du royaume. Le goût du moins se purifie avec la langue qui s'élève. Plus que tous les autres, l'impérieux génie de Bossuet imprime au grand siècle le cachet d'autorité qui doit le marquer dans l'avenir. Pascal, Corneille, Racine, Molière, Boileau, Lafontaine, Fénélon et tant d'autres apportent chacun le tribut de leurs chefs-d'œuvre au monument littéraire de ce siècle. Une telle réunion de lumières dans toutes les sphères de l'intelligence et du sentiment était de nature à éblouir. On ne s'étonnera donc point que la France se soit arrêtée quelque temps à la forme classique et à la monarchie absolue, tant une double majesté littéraire et royale semblait défier la postérité de lui enlever cette couronne de gloire.

Arrive pourtant le XVIIIe siècle qui va détruire l'œuvre du siècle précédent et fonder d'abord dans les esprits, ensuite dans les rapports des citoyens entre eux, un ordre nouveau. A l'âge de l'autorité succède l'âge de la liberté de penser. La critique va naître. L'édifice de la monarchie absolue s'appuyait, comme l'avait laissé entrevoir Bossuet lui-même, sur l'ordre religieux: aussi c'est aux doctrines

qu'on s'attaque. De tout ce que le XVIIe siècle avait élevé, Voltaire ne respecte qu'une chose, la forme littéraire et encore il l'assouplit à ses desseins. Les philosophes Montesquieu, Buffon, D'Alembert, Diderot, Jean-Jacques Rousseau, Condorcet, répandent sur le monde entier l'idée française; les frontières politiques s'effacent et la France conquiert, jusque dans la paix, jusque dans ses revers même, une position que les brillants faits d'armes des Turenne, des Condé et des Catinat lui avaient mal assurée. Elle règne par les lumières; je ne veux point dire que cette victoire fut incontestée, je ne m'occupe ici que de la grandeur littéraire d'un siècle qui vit les rois eux-mêmes sacrifier à la philosophie et aux libres penseurs dont la France était alors le temple inviolable.

Des flancs de la révolution de 1789 sort une société nouvelle, création originale et magnifique, dit M. Cousin, de l'esprit français. A l'éloquence de la chaire succède l'éloquence de la tribune politique. La grande voix de Mirabeau n'efface point la voix de Bossuet, mais, grossie du bruit étrange des événements et des aspirations d'un grand peuple, elle agite tout, ébranle tout, et passe sur l'ancienne constitution de la France comme un orage sur des ruines.

J'ai dit que l'idée française s'était cherchée à travers les âges, j'ajoute qu'elle s'est trouvée dans les écrivains qui avaient préparé la révolution de 1789.

J'abandonne à la critique le soin de dire en quoi le présent livre diffère des autres cours de littérature française publiés en vue de la jeunesse. On y trouvera l'histoire de la civilisation en même temps que l'histoire des écrivains et des productions de l'esprit, car l'une explique l'autre. Quelques fragments détachés, précédés d'une courte et sèche biographie ne sauraient donner, surtout aux commençants, une idée juste et suffisante des progrès de la langue, ni des développements du génie français. Cette méthode, généralement

suivie, a d'ailleurs l'inconvénient grave de placer sur la même ligne des auteurs qui ne sauraient soutenir entre eux aucun genre de comparaison. Il a fallu y renoncer et adopter un ordre tout nouveau qui, sans exclure les citations tirées des auteurs célèbres, permit de les classer à leur rang et de les faire voir dans la lumière de leur siècle. Je me suis attaché à rétablir le lien sans lequel les modèles de littérature et les morceaux choisis ne sont plus que les feuilles éparpillées d'un arbre mort.

Que se propose surtout l'étudiant ou l'homme du monde en lisant un cours de littérature? N'est-ce point d'avoir un jugement sur des écrivains qu'il n'a pas le temps de connaître par lui-même, au moins dans toute l'étendue de leurs œuvres? Ce jugement demande à être appuyé sur le caractère particulier de chaque siècle littéraire et sur l'état de la société qui préside toujours à l'épanouissement des ouvrages d'art.

Ce présent volume s'arrête à la fin du XVIIe siècle; il nous a néanmoins paru utile de laisser entrevoir l'aurore du XVIIIe, et d'en détacher la grande figure de Voltaire. Les classifications par époques ne peuvent pas plus s'appliquer d'une manière absolue à l'histoire de la littérature que les classifications de genres. Au moment où Louis XIV mourait, Voltaire était né, et la réaction contre l'esprit de son règne avait commencé en France.

Il nous restera, pour compléter l'histoire de la littérature, à retracer le mouvement de la philosophie et le portrait des philosophes, J.-J. Rousseau, Diderot, D'Alembert, Condorcet et les autres qui contribuèrent avec Voltaire à fonder le règne de la raison. Avec eux nous entrerons dans le monde nouveau des idées; avec André Chénier dans le monde nouveau de la poésie.

Notre siècle n'aura-t-il pas aussi à nous fournir un grand

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