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fendre ma porte, qu'à l'offrir plus décemment et gracieusement. Je n'ai ni garde ni sentinelle que celle que les autres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d'être en défense, s'il ne l'est bien à point. Qui est ouvert d'un côté l'est partout... ma maison était forte selon le temps qu'elle fut faite. Je n'y ai rien ajouté de ce côté-là et craindrais que sa force se tournât contre moi-même... J'essaye de soustraire ce coin à la tempête publique, comme je fais un autre coin en mon âme. Notre guerre a beau changer de formes, se multiplier et se diversifier en nouveaux partis; pour moi, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moi seul, que je sache, de ma condition, ai fié purement au ciel la protection de la mienne : et je n'en ai jamais ôté ni vaisselle d'argent, ni titre, ni tapisserie. » .

C'est là que, retiré dans les temples sereins de la philosophie, templa serena, il ne se mêlait d'autre chose que de passer,«< en repos et à part, »le peu qui lui restait de vie. Alors il laissait son esprit en pleine oisiveté s'entretenir avec soi-même. Il n'est rien dans le monde qui lui paraissait valoir la peine de se rompre la tête, non pas même la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Un tel homme n'était pas né pour le martyre; il trouvait plaisir à boire le vin doux de la sagesse; mais pour la ciguë, il laissa cela à Socrate.

Et cependant, c'était le temps où la cloche d'argent du Châtelet sonnait, à Paris, le massacre de la Saint-Barthélemy.

Cette nature si fort attachée à ses goûts, à ses fantaisies, à sa retraite, à ses loisirs, cet homme qui préférait de beaucoup une vie tranquille et délicieuse à celle d'un Régulus, se trouva pourtant par hasard, et contre son gré, engagé dans une charge publique. Les bourgeois de Bordeaux l'élurent maire de leur ville, au moment où il était éloigné de France et plus éloigné encore de songer à un tel honneur. Il chercha à refuser cette fonc

tion. Montaigne se représenta fidèlement et consciencieusement aux électeurs tel qu'il était : « Sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur - sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence. » Il appelait cela, les instruire de ce qu'ils auraient à attendre de ses services. Ce portrait où Montaigne ne se flattait point lui-même, ne découragea et n'éloigna point de lui les suffrages. On lui apprit qu'il avail tort, et que l'ordre du roi, qui était intervenu dans cette affaire, ne lui permettait point de refuser. C'était une charge honorable d'autant plus honorable, qu'elle n'était point rétribuée. D'ordinaire, cette magistrature civile durait pendant deux années; mais elle pouvait être continuée par une seconde élection; le cas cependant était rare. Il n'y en avait que deux exemples, l'un qui se rapportait à M. de Lansac, et l'autre à M. de Biron, maréchal de France.

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Montaigne fournit le troisième exemple. Sans doute le laisser aller de son administration, si conforme à sa nature et aux qualités négatives qu'il avait d'abord fait valoir pour refuser cette charge, fut pour les Bordelais un titre de plus à sa réélection.

Quelques traits suffiront maintenant pour achever le dessin de ce caractère supérieur et singulier. Ses auteurs favoris étaient Plutarque et Sénèque. Sa bibliothèque était située au troisième étage d'une tour, d'où il voyait sous lui son jardin, sa basse-cour, et les autres dépendances du château. Là il feuilletait, tantôt un livre, tantôt un autre, sans ordre et sans dessein. Souvent il rêvait, d'autres fois, il prenait des notes, et dictait en se promenant.« Mes pensées dorment, disait-il, si je les assieds. >>

Montaigne aimait son livre, il ne le cache pas. Ce livre (les Essais), représentait si bien ses humeurs et ses opinions! Le style de l'ouvrage lui semblait éloigné de toute affectation. « La recherche des phrases nouvelles,

ajoute-t-il, et des mots peu connus, vient d'une ambition scolastique et puérile. Pussé-je me servir de ceux qui servent aux halles de Paris!... » Il y avait, en réalité, deux sortes de gens que cette nature-d'ailleurs peu haineuse détestait de bon cœur; c'étaient les pédants et les fanatiques.

Sorte d'épicurien dans l'ordre moral, Montaigne avait réduit la notion du devoir à celle de l'attrait. La sagesse était pour lui la « mère nourrice des plaisirs humains. Qui me l'a masquée, s'écrie-t-il, de ce faux visage pâle et hideux? Il n'est rien de plus gai, plus enjoué et presque plus folâtre. La vertu n'est pas, comme dit l'école, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux, et inaccessible. Qui sait son adresse y peut arriver par des routes ombrageuses, gazonnées et doux florentes. >>

Sa bonté- car Montaigne se montrait avec les autres hommes bienveillant, doux et charitable était toute naturelle, et prenait racine dans l'amour des jouissances. Il eût voulu bannir du monde la souffrance à cause des émotions pénibles que la vue des êtres souffrants lui communiquait. C'est aussi la raison pour laquelle il haïssait cruellement la cruauté « comme l'extrême de tous les vices. >> Montaigne mourut en Périgord, l'an 1592. Il était âgé de cinquante-neuf ans.

«Que fut Montaigne? » dit M. Louis Blanc, dans son livre admirable Des origines et des causes de la Révolution française, « L'apôtre de l'égoïsme indulgent. S'étudier, se connaître, se contempler, se posséder, se suffire; voilà, selon Montaigne, la sagesse suprême, le but de la vie. Et malheureusement il a fait, pour le prouver, un livre qui est la gloire de l'esprit humain. »

C'est surtout sur ce livre, dans une histoire de la littérature, que nous devons fixer notre attention. - D'ailleurs, la connaissance qu'on a maintenant de la vie et du caractère de l'auteur, nous rendra plus facile le jugement de son ouvrage.. €

Les Essais de Montaigne ont ouvert dans la littérature française des perspectives nouvelles et infinies. L'influence de ce penseur ne s'arrête point au xvie siècle, sur lequel les disputes théologiques exerçaient, d'ailleurs, un trop grand empire pour que la voix de la raison se fit entendre avec autorité. Cette influence traverse en quelque sorte souverainement le siècle de Louis XIV, et reparaît au XVIIIe avec l'école des encyclopédistes.

La méthode de Montaigne diffère de celle des autres. philosophes. Au lieu de raisonner abstractivement de Dieu, de l'âme humaine, de la vertu, de l'univers, du bien et du mal, Montaigne se prend lui-même pour sujet de ses observations et de ses études. « homme, se dit-il, je dois avoir en moi une partie de l'humanité. » Au secours de ses impressions et de ses sentiments personnels il appelle quelques souvenirs de l'histoire, des anecdotes, des descriptions de villes et de pays étrangers, des portraits, en un mot, tout ce qui peut animer et vivifier la recherche du vrai. L'écueil de cette méthode devait être le scepticisme. En philosophie, Montaigne aboutit au doute; dans la pratique, au lieu de recommander aux hommes de se détacher d'eux-mêmes pour travailler au bien public, il les isole dans un égoïsme réfléchi et masqué de vains prétextes.

Un autre caractère des Essais, c'est le décousu, le pêle-mêle, j'oserais presque dire le tohu-bohu des matières. L'auteur a parlé de tout à propos de tout. Il y a pourtant un lien qui établit une sorte d'ordre et d'unité dans cet entassement de sujets si mêlés, c'est le moi de Montaigne.

Au point de vue de la langue, les Essais marquent un progrès immense, une véritable conquête. Nul plus que Montaigne n'a contribué à assouplir, à enrichir l'idiome français. Soit qu'il s'élève jusqu'à l'éloquence, soit qu'il descende jusqu'à la familiarité, soit qu'il s'ébatte, avec une admirable variété de tons, à travers les plaines de

la fantaisie, sa pensée se montre toujours supérieure à la forme qu'elle domine, qu'elle sculpte, qu'elle moule, quelle inspire. Sa hardiesse, comme écrivain, est extrême et presque toujours heureuse. Son parler âpre, naïf et franc prend, quand il veut, des essors soudains et surprenants. Si jamais la langue française, affadie par de fausses et coquettes recherches, perdait son caractère primitif de grandeur, d'audace et de simplicité, c'est aux sources de Montaigne qu'elle devrait retremper, un jour, sa vigueur et son éternelle jeunesse.

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LA BOETIE.

Son court passage dans l'histoire littéraire. Son amitié avec Montaigne. Différence dans le caractère ds ces deux écrivains. — Soulėvement des populations de la Guyenne. - Persécutions.

sur la servitude volontaire. Rousseau.

Saint-Just.

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Son discours

Sujet du livre. Germes de Jean-Jacques

Ce que parurent les idées de ce livre, réimprimé sous le règne de Louis-Philippe.

Né en 1530, mort en 1563, la Boétie ne fit que paraître à la vie, mais il a laissé de son court passage dans l'histoire littéraire du xvie siècle une de ces traces qui ne s'effacent point.

Il fut l'ami de Montaigne, et pourtant quelle différence dans leurs caractères! l'un se montre dans ses écrits le philosophe de l'égoïsme, l'autre l'apôtre du dévouement.

Les populations de Bordeaux et de la Guyenne avaient été soulevées par les exigences du fisc. On envoya Montmorency à la tête d'une armée pour rétablir l'autorité royale. Ce fut moins une guerre qu'un carnage. Quand la ville fut soumise, les supplices commencèrent. Le gibet, la hache, la roue, le pal, le bucher, tout fut mis à l'ouvrage pour punir les rebelles. Cent quarante

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