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de phrases particulieres à tel ou tel auteur: mais le sentiment vif et exquis du rhythme et de l'énergie de cette langue; de l'effet du son et de l'arrangement des mots; de leur propriété; de leurs nuances souvent si fines, si fugitives, qu'il ne faut pas moins de goût que d'attention pour voir que ce sont les expres sions d'autant d'idées différentes; de cette harmonie imitative si variée dans le grec, et qui, de même que les accents, la prosodie et l'espece de résonnance de la plupart des mots de ces langues, leur donne tant d'avantages sur celles des modernes; de cet art qu'ont eu les anciens de dire simplement des choses grandes, d'être sublimes sans enflure, naturels sans être bas, toujours vrais sans être minu= tieux, et d'exciter dans l'ame les idées et les sensations les plus extrêmes et les plus con= trastantes: tous ces résultats si importants de l'étude des langues grecque et latine sont perdus pour les disciples, et souvent même pour les maîtres. L'éducation de La Fontaine avoit été fort négligéé (2) à cet égard: mais cette délicatesse et cette sensibilité d'organe dont la nature l'avoit doué réparerent une partie des vices de son institution, et le travail fit le

reste.

C'est alors que son enthousiasme pour Mal

(2) Il étudia sous des maîtres de campagne, qui ne lui enseignerent que du latin. Voy. l'hist. de l'Acad. franç.

herbe s'affoiblit; il trouva, pour me servir de ses termes, qu'il péchoit par étre trop beau. ou plutôt trop embelli.

Il voulut ensuite lire Homere, dont Horace et Quintilien lui avoient donné par des côtés et sous des rapports très divers une si haute idée (1), et il reconnut dans ses poëmes la source et le modele de la plupart des beautés qu'il avoit admirées dans l'Enéide.

Enfin Plutarque, et Platon qu'il appelle quelque part (2) le plus grand des amuseurs, contribuerent encore à former son jugement, à régler ses opinions (3). Cette raison saine et pure qui brille dans la plupart de ses fables, cet amour de l'ordre ou du beau en général, qui, selon l'expression d'un ancien, n'est que téclat du bon (4), il les puisa, ou plutôt il les

(1) Horace pour la morale, Quintilien pour le style. Le passage de ce dernier est très remarquable. « Dans « les grandes choses, dit-il, rien de plus sublime que « l'expression d'Homere; dans les petites, rien de plus propre; étendu, serré, grave et doux, également ad= mirable par son abondance et par sa briéveté. »

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Hunc nemo in magnis sublimitate, in parvis proprietate, superaverit: idem lætus ac pressus, jucundus et gravis, tum copiá tum brevitate mirabilis. (Instit. orat. lib. X, c. 1, p. 891, edit. Burman.)

A l'égard d'Horace, voyez l'épître seconde du premier livre, qui commence par ces mots,

Trojani belli scriptorem, etc.

perfectionna, dans leurs mâles écrits. C'est le précepte d'Horace mis en action; on sait qu'il recommande expressément aux poëtes la lec= ture des philosophes (5), comme d'excellents guides en morale, et les seuls dont les leçons, jointes à celles de l'expérience, que rien ne peut suppléer, puissent les avancer vers la connoissance de l'homme et de ses rapports, et élever leur esprit à des vérités générales non moins utiles, et sans lesquelles leurs vers vuides d'idées ne sont que des bagatelles har= monieuses (6).

Tels furent les maîtres de La Fontaine dans l'art d'écrire et de penser. J'ai cru devoir in= sister particulièrement sur cette époque im= portante de sa vie, parcequ'elle influa beau=

(2) Voyez son épître à M. du Harlay, procureur= général du parlement.

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(3) « Ce qu'on ne s'imagineroit pas, dit l'historien « de l'académie, il faisoit ses délices de Platon et de Plutarque. J'ai tenu les exemplaires qu'il en avoit; ils sont notés de sa main à chaque page; et j'ai pris garde que la plupart de ses notes étoient des maxi= << mes de morale, ou de politique, qu'il a semées dans « ses fables. >>

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(4) Decor, splendor boni. On écrira long-temps sur le beau, avant d'en donner une définition plus exacte, plus précise, et peut-être même plus profonde.

(5) Art. poët. vers. 309, 310, et seq.

(6) Versus inopes rerum, nugæque canoræ

HORAT. Art. poët. vers. 322.

a.

dans la suite sur le mérite et le caractere de ses ouvrages.

coup

Quoique les pieces fugitives par lesquelles il se fit connoître offrent des détails agréables et des vers heureux, elles ne peuvent servir qu'à mesurer la distance qui les sépare de ses fables, auxquelles il doit presque toute sa ré= putation, ou du moins la partie la plus brillante et la mieux assurée de cette réputa= tion (1). C'est là que, donnant un libre essor à son génie, on le vit tout-à-coup, s'éveillant comme d'un profond sommeil, ouvrir aux yeux de son siecle une source féconde de plaisirs et d'instruction, se frayer de nouvelles routes dans une carriere où les anciens l'a= voient devancé, annoncer un talent plus rare celui d'être naturel et original (2)

encore,

(1) Ce jugement semble être confirmé par celui de La Fontaine, qui regardoit ses fables comme le meil= leur de ses ouvrages; il disoit pourtant qu'il y avoit quelquefois plus d'esprit dans ses contes.

Ce fait curieux et peu connu est attesté par Maucroix, son ami le plus ancien, le plus chéri, et celui qui paroît avoir eu toute sa confiance. Voyez sa lettre au pere ***, jésuite, datée du 30 mars 1704.

(2) Voici à ce sujet ce que La Fontaine dit de luimême dans une épître au savant Huet:

Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue,
Suivent, en vrais moutons, le pasteur de Mantoue.
J'en use d'autre sorte; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j'ose me hasarder.

même en imitant, et porter son art à un degré de perfection que personne encore n'a pu atTM teindre.

La Fontainie se plaçoit fort au-dessous d'Esope et de Phedre: mais cet aveu public de leur supériorité étoit-il bien sincere? c'est ce qu'il est difficile de se persuader. Il me semble qu'il y a dans l'homme de génie, quelle que soit la chose à laquelle la nature le destine exclusivement, une conscience, un sentiment plus ou moins développé de sa propre force, qui correspond en lui à toute l'activité de l'instinct par lequel l'animal est averti de la sienne (3). La modestie, qui n'est que l'em= ploi continuel et réfléchi des moyens les plus propres à cacher aux autres sa supériorité, l'usage du monde, le besoin qu'on a de l'ese

On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n'est point un esclavage:
Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois
Que nos maîtres suivoient eux-mêmes autrefois.
Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excel-
lence

Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.

(3) Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti : Cornua nata priùs vitulo quàm frontibus exstent; Illis iratus petit, atque infensus inurget.

Lacret. de rer. nat.lib. V., vers. 1034 etseg

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