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le feu de son imagination, et peut-être en= tièrement brisé les ressorts les plus utiles, les plus actifs et les plus puissants de l'ame, l'in= térêt et les passions (1). Mais il est des hommes privilégiés que les préjugés, le pédantisme (2) et les vues étroites de ceux auxquels on confie ordinairement l'institution de la jeunesse, ne peuvent point abrutir: la société offre quelques exemples de ce fait, et La Fontaine en

est un.

Montaigne dit que « nos ames sont des= « nouées à vingt ans ce qu'elles doivent estre, «< et qu'elles promettent tout ce qu'elles pour

(1) La Fontaine étoit tellement convaincu de cette vérité, que c'est même la morale qu'il tire d'une de ses fables, où il introduit un philosophe scythe qui coupe et taille à toute heure les arbres de son verger,

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Sans observer temps ni saison,

Lunes ni vieilles ni nouvelles.

Tout languit et tout meurt. Ce Scythe exprime bien Un indiscret stoïcien:

Celui-ci retranche de l'ame

Desirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits.

Contre de telles gens, quant à moi, je réclame:
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort;
Ils font cesser de vivre avant que l'on soit mort.
Liv. XII, fab. 20.

(2) Le mépris de La Fontaine pour les pédants perce dans plusieurs endroits de ses fables. Il leur fait même un reproche très grave, et malheureusement très fondé:

« ront ». Il ajoute que « jamais ame qui n'ait « donné en cet aage-là arrhe bien évidente de « sa force, n'en donna depuis la preuve ». Cette observation est souvent vraie; mais elle est, comme toutes les regles générales, sujette à plusieurs exceptions, dont La Fontaine n'est pas, sans doute, une des moins remarquables. A l'âge de vingt-deux ans il étoit encore ignoz ré dans la république des lettres, et l'on étoit même bien éloigné de prévoir qu'il dut un jour en faire un des principaux ornements, lors= qu'une harmonie (3); dont le charme lui étoit inconnu, vint frapper son oreille étonnée, et

Certain enfant qui sentoit son college,
Doublement sot et doublement frippon
Par le jeune âge et par le privilege
Qu'ont les pédants de gâter la raison, etc.

Liv. IX, fab. 5. Voy. aussi liv. XII, fab. 15.

(3) « Un officier qui étoit à Château-Thierry en quartier d'hiver, lut devant lui, par occasion et << avec emphase, cette ode de Malherbe:

«

Que direz-vous, races futures, etc.

« Il écouta cette ode avec des transports mécaniques « de joie, d'admiration et d'étonnement, etc. ». Hist. de l'Acad. franç. par l'abbé d'Olivet.

Observons ici qu'aucune des circonstances de cet évènement si imprévu ne fut inutile, pas même l'emphase du lecteur, qui auroit dû détruire l'effet de cette ode sur une oreille plus exercée, et qui en rendit l'impression plus forte sur celle de La Fon=

lui apprendre qu'il étoit né poète. Ces sortes de hasards ne sont que pour les hommes de génie, ils n'agissent point sur les esprits vul= gaires: c'est l'étincelle qui embrase la poudre, et qui s'éteint sur la pierre ou dans l'eau.

Ses premiers essais, dans un art où il de= voit bientôt surpasser ses modeles, furent au= tant d'imitations fideles des beautés, des dé= fauts même, de celui qu'il avoit pris pour maître, et sur les traces duquel il fut près de s'égarer (1).

Il lut ensuite nos vieux poëtes françois pour se familiariser avec leur langue et s'en appro= prier les tours les plus heureux. Marot le charma par la naïveté de son style (2); et ce mérite réel, joint à quelques bonnes épigram= mes que celles de Rousseau n'ont fait néz pas gliger, a préservé jusqu'à présent ses ouvrages de l'oubli auquel les changements arrivés de=

(1) C'est lui-même qui nous l'apprend dans son épître à M. Huet, en lui envoyant un Quintilien de Toscanella:

Je pris certain auteur autrefois pour mon maître; Il pensa me gâter: à la fin, grace aux dieux, Horace, par bonheur, me dessilla les yeux, etc.

(2) Boileau dit que, pour trouver l'air naïf en fran= çois, on a encore quelquefois recours au style de Marot et de Saint-Gelais; « et c'est, ajoute-t-il, ce qui « a si bien réussi au célebre M. de La Fontaine ». Réz flexion VII sur Longin.

puis dans la langue françoise et dans les prin= cipes du goût, par les progrès des lumieres, sembloient devoir le condamner. La Fontaine s'est plu souvent à l'imiter; et l'on voit par ses fables combien il doit à cet auteur dont il ne dédaigne pas même de s'avouer le disciple (3).

Mais de tous ceux qui ont ranimé en France l'amour des lettres, et entretenu par leurs tra= vaux cette espece de feu sacré à la conserva= tion duquel la gloire et la prospérité des em= pires sont nécessairement liées, Rabelais étoit celui qu'il préféroit. Cet écrivain ingénieux, que Boileau appeloit la raison habillée en masque, faisoit ses délices: : on dit même qu'il l'admiroit follement. Quoi qu'il en soit, il est aisé de voir qu'un homme du caractere de La Fontaine devoit se plaire beaucoup à la lecture d'un ouvrage où l'on trouve des con= noissances très variées, une érudition vaste,

(3) Voyez parmi ses œuvres posthumes une lettre écrite à Saint-Evremont, où il lui dit:

J'ai profité dans Voiture:
Et Marot, par sa lecture,
M'a fort aidé, j'en conviens.
Je ne sais qui fut son maître ;
Que ce soit qui ce peut être,
Vous êtes tous trois les miens.

J'oubliois maître François, dont je me dis encore le disciple, aussi-bien que celui de maître Vincent, et « celui de maître Clément. »

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un style original, des principes de politique et de morale très sensés, quelquefois même très séveres, une critique fine, vive, et en= jouée, des ridicules et des vices du temps, une infinité de contes, d'anecdotes et de plaisan= teries de très bon goût et du meilleur ton, qu'on aime toujours à se rappeler, et qu'on n'entend jamais citer sans plaisir.

Ces auteurs, auxquels il faut joindre encore Bocace, l'Arioste, et l'Astrée de M. d'Urfé, l'occupoient alors tout entier: mais un de ses parents (1), assez instruit, lui donna le sage conseil de ne pas se borner aux écrivains de sa nation, et de lire, de méditer sans cesse Lu= crece, Virgile, Horace, et Térence, qui, au jugement de Montaigne, tiennent de bien loing le premier rang en la poésie, et dont le nom sert encore d'éloge à ceux qui se distin= guent dans quelques uns des genres où ils ont excellé. La Fontaine profita de cette utile le= çon, et bientôt il sut par cœur les plus beaux endroits de leurs ouvrages.

Ce qu'on apprend de latin dans les écoles publiques se réduit à-peu-près à l'intelligence mécanique et matérielle d'un nombre plus ou moins considérable de mots, à la connois= sance de certains tours ou de certaines chûtes

(1) Il se nommoit Pintrel: on a de lui une traduction des épîtres de Séneque, imprimée après sa mort par les soins de La Fontaire. Voyez l'hist. de l'Acad. franç.

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