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lui suffit: loin de se trainer sur les pas d'autrui, il doit s'abandonner à son propre essor, et, par une heureuse audace, ouvrir à la politique des routes nouvelles qui soient pour les peuples des sources de gloire et de bonheur. A les en croire, ce n'est que de leur temps que le flambeau de la vérité a fait briller sa lumière; la science de conduire les hommes n'a été jusqu'à eux qu'une misérable routine que les législateurs ont suivie en aveugles; ils ont tenu les nations dans une sorte d'enfance, et leur ont caché leurs droits, afin de les asservir.

Sans doute la raison fut donnée à l'homme pour l'éclairer et le conduire; mais à combien d'erreurs ne le livre pas trop souvent ce guide infidèle! combien de fois, séduite par les passions, ne trouve-t-elle pas mille prétextes pour méconnaître la vérité ou pour la combattre ! C'est surtout dans les hommes d'état que cette insuffisance de la raison est plus commune et plus funeste. La flatterie, cette ennemie si assidue et si dangereuse, en corrompant le cœur élève sur l'esprit des nuages épais qui lui dérobent la vue des piéges qu'on lui tend. Le goût de la domination, l'habitude de voir tout ce qui les entoure céder à leurs moindres volontés, rendent les hommes en place incapables de cette sage réflexion, de cette méditation profonde de leurs devoirs, qui leur apprendrait à connaître les hommes, à juger les événements, à discerner les bonnes et les mauvaises vues qu'on leur suggère. L'homme de génie lui-même a besoin du fil de l'histoire pour se guider dans le dédale obscur de la politique : accoutumé à embrasser les objets de ce haut point d'élévation où son esprit le place, pour saisir d'un coup d'œil le but où il doit tendre, il est plus exposé qu'un autre à s'égarer sur les moyens de détail qui assurent souvent le succès des entreprises. L'histoire, en lui rendant présente l'expérience des siècles passés, lui donne des conseils, aussi sûrs que désintéressés, qui lui montrent les routes qu'il doit suivre, les écueils qu'il doit éviter, et le port assuré où une sage manœuvre peut faire arriver heureusement le vaisseau de la fortune publique.

C'est par là qu'on peut apprécier les reproches qu'on fait aux anciens législateurs, en les accusant de s'être traînés sur les pas de ceux qui les ont précédés, d'avoir laissé languir les nations dans une longue enfance, pour les condamner au plus honteux esclavage. Peut-on sans injustice méconnaître le bien qu'ont fait ces hommes si éclairés, en imposant aux passions humaines le joug salutaire des lois, et en ren

fermant dans de justes bornes l'usage de leur liberté, afin de leur en garantir la durée ?

L'histoire est un champ si vaste, que peu de personnes peuvent en parcourir toute l'étendue. Les histoires générales, qui, remontant à l'origine du monde, en embrassent toute la durée, celles même qui se bornent à décrire la naissance, les progrès et les actions d'un grand peuple, exigent, pour être lues avec fruit, une étendue d'esprit, une application, une constance dont la plupart des lecteurs ne sont pas capables. On peut les comparer à des tableaux d'une composition savante, où la multitude et la variété des objets, où les grands effets d'une riche ordonnance, où l'accord parfait de toutes les parties qui le composent, ne peuvent être sentis et appréciés que par d'habiles connaisseurs. Le genre adopté par Plutarque, et dont il peut à bien des égards passer pour l'inventeur1, plus facile à saisir et à suivre, excite par cela seul un intérêt plus général. C'est une galerie de portraits dont les originaux sont assez connus du commun des lecteurs, pour qu'ils puissent vérifier dans les copies cette ressemblance qui en a fait un des plus grands mérites. Plutarque y a mis un intérêt de plus par le parallèle qu'il établit entre les grands hommes dont il écrit la vie : cette opposition fait ressortir davantage leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, elle nous les fait mieux connaître et mieux juger.

C'est sans doute cette manière si intéressante d'écrire l'histoire qui est la source du plaisir que cause la lecture des Vies des grands hommes; c'est à elle aussi qu'on doit attribuer la réputation dont leur auteur a joui même auprès de ses contemporains. Honoré et chéri dans sa patrie, il ne fut pas moins estimé dans le reste de la Grèce. Athènes, l'école des sciences et des arts, l'admit au nombre de ses citoyens, et il y fut recherché de tous le savants. Il n'obtint pas moins de considération à Rome, où les plus illustres sénateurs s'empressaient d'aller l'entendre et de recevoir ses leçons. La postérité a confirmé pour lui le jugement de son siècle; sa réputation s'est accrue d'âge en âge; et encore aujourd'hui le suffrage des hommes

1 Cornélius Nepos avait écrit avant lui les Vies de quelques Capitaines grecs et de deux Romains; mais, outre qu'elles ont peu d'étendue, il n'a pas comparé entre eux les personnages dont il écrit l'histoire, c'est surtout par ces parallèles si judicieusement faits que se distinguent les ouvrages historiques de Plu→ tarque; et cette manière de traiter l'histoire n'était pas encore connue,

éclairés le place au rang du petit nombre des bons historiens dont s'honorent les plus beaux siècles de la Grèce et de Rome. Les Vies des grands hommes sont la lecture de tous les âges et de tous les états. Si les personnes instruites les lisent avec plus de fruit, le commun des lecteurs y trouve tout ce qu'il faut pour attacher. Les hommes d'un âge fait y voient confirmer les leçons qu'ils doivent à leur expérience, et y en puisent de nouvelles. Les jeunes gens y lisent avec avidité ces récits intéressants, ces peintures de mœurs antiques, qui font de ces Vies comme autant de drames dont le sujet, les événements et les acteurs remplissent la scène avec tant d'intérêt.

Rien ne dépose plus en faveur du caractère de Plutarque que les choix qu'il a faits pour les sujets de ses Vies. Il a pris, en général, des hommes que leurs qualités, leurs talents et leurs vertus rendent recommandables. Ce sont presque toujours des guerriers célèbres qui excitent notre admiration par leur courage, et qui méritent notre estime par l'emploi qu'ils en ont fait; qui, modestes et généreux dans la victoire, loin d'abuser de leur pouvoir pour perdre leurs ennemis, ont préféré, à la force qui ravage et qui détruit, la bonté qui protége et qui conserve: ce sont de sages législateurs qui, par de bonnes lois, par un gouvernement bien réglé, ont rendu les citoyens heureux : ce sont des hommes d'état dont la prudence et les conseils ont contribué à augmenter la gloire de leur nation : ce sont des orateurs à jamais célèbres par le double mérite de l'éloquence et de la science politique, qui, défenseurs ardents de la liberté publique, portèrent à la tribune, contre les factieux, le même courage et la même intrépidité que les guerriers déployaient sur le champ de bataille contre les ennemis de l'état. Son histoire est donc une leçon continuelle de morale mise en action, qui présente aux lecteurs des modèles de sagesse, de modération, de justice, de tempérance, de toutes les vertus, enfin, qui contribuent également au bonheur des particuliers et à la félicité des sociétés publiques. Si, à côté de ces hommes vertueux, il en a placé quelques-uns dont le caractère et les mœurs contrastent avec ceux des premiers, c'est, comme il le dit lui-même, afin d'inspirer, par cette opposition, plus d'horreur pour le vice, plus d'estime pour la vertu. En effet, suivant la pensée du plus grand esprit du siècle dernier, l'exemple du mal étant beaucoup plus commun

que celui du bien, il faut en tirer aussi des sujets d'instruction1.

Un des mérites de Plutarque dans ses Vies des grands hommes, c'est de s'être moins attaché à raconter les faits éclatants qui, se trouvant dans tous les historiens, sont connus de tout le monde, que ces actions de leur vie privée qu'ont négligées la plupart des autres écrivains, et qui cependant sont plus propres à faire connaître les caractères et les mœurs, que ces exploits brillants qui le plus souvent sont des efforts des passions, et n'occupent que quelques instants dans la vie, au lieu que les autres sont la suite du naturel et forment nos habitudes. On connaît souvent mieux un homme par un trait, par un mot qui lui échappe, que par un grand nombre de faits de sa vie publique. Ce tyran qui, à la représentation d'une tragédie touchante, se surprenant dans une émotion involontaire, se lève brusquement et sort du théâtre, en s'écriant avec une sorte d'indignation : « Je serais sensible à la pitié!» met plus à découvert, par cette seule parole, l'atrocité de son âme, que par les cruautés qu'il avait commises 2. Après l'approbation générale donnée dans tous les temps à cette manière d'écrire l'histoire, on peut être surpris qu'elle n'ait été imitée par aucun historien des âges suivants.

Je ne dois pas cependant dissimuler qu'elle n'a pas été à l'abri de toute critique. Le nombre des censeurs, il est vrai, n'est pas considérable; et je ne sache qu'un savant académicien des Inscriptions et Belles-Lettres, M. l'abbé Sallier, qui, dans l'examen qu'il a fait de trois discours de Plutarque, l'un sur la fortune des Romains, les deux autres sur la fortune et la vertu d'Alexandre, ait blâmé ouvertement la forme que Plutarque a suivie en écrivant l'histoire. D'abord il l'accuse d'avoir porté jusqu'à l'excès la prévention qui l'aveuglait en faveur des Grecs, et d'avoir tout donné à la partialité. C'est, à l'en croire, par le même zèle, que Plutarque avait conçu le dessein bizarre de comparer des hommes aussi distants les uns des autres par l'éloignement des temps et des lieux, que par le genre de vie qu'ils ont mené, par la nature des passions qui les gouvernaient, et par la différence des actions qui distinguèrent leur vie. Plutarque, au lieu d'attendre le jugement de la postérité sur ces héros, le prévient par ses comparaisons. Les Grecs gagnaient du moins, par son ouvrage,

1 Pascal, Pensée 28. -2 Alexandre, tyran de Phères.

d'être mis à côté des plus grands hommes de la république romaine. D'ailleurs, ajoute M. l'abbé Sallier, en opposant ainsi un Grec à un Romain, il met dans le plus grand jour les plus petites actions des Grecs, et cherche à les faire paraître très souvent supérieurs, et presque toujours égaux 1.

Mais le savant académicien paraît être tombé lui-même dans le défaut qu'il reproche à Plutarque, et n'avoir suivi dans sa censure que la prévention qu'il montre, dans tous ses Mémoires, en faveur des Romains contre les Grecs. Je ne puis croire avec lui que la jalousie et le préjugé national aient seuls fait concevoir à Plutarque le dessein de comparer les grands hommes de la Grèce avec ceux de Rome. On ne pourrait lui supposer ce motif qu'autant qu'il serait réellement vrai, comme le prétend M. l'abbé Sallier, qu'en les opposant les uns aux autres, il aurait rabaissé les Romains pour faire paraître les Grecs supérieurs à leurs rivaux ; et la lecture de ses Vies doit convaincre du contraire tout esprit impartial. Plutarque ne flatte pas ordinairement ses héros. S'il leur arrive de perdre la modération dans la victoire, de faire servir leur puissance à des vues ambitieuses, de chercher à asservir le peuple en ne paraissant que le gouverner, de ne pas porter dans l'administration des affaires cet esprit de désintéressement qui fait le bien pour le bien même, et qui ne veut aller à la gloire que par la vertu : alors il les condamne sans ménagement, et place à côté des éloges qu'il a donnés à leurs vertus la juste censure de leurs défauts. Entre ces personnages célèbres, je n'en vois qu'un seul qu'il ait jugé trop favorablement : c'est Périclès, dont les grands talents, dont les succès et la réputation semblent avoir ébloui Plutarque sur des fautes essentielles que ce grand homme commit dans son administration. Quelquefois aussi il s'est laissé tromper sur l'idée qu'il nous donne de ses héros, par les guides qu'il a suivis ; j'aurai occasion de le remarquer dans la Vie de Cléomène, roi de Sparte: mais alors, au lieu de lui reprocher de la partialité, c'est un manque de discernement dans le choix des historiens à qui il donne sa confiance, dont on doit l'accuser; ces fautes même sont rares dans cet écrivain sage et judicieux. Loin de prendre le zèle outré d'un panégyriste, il conserve, en général, le caractère d'un témoin vrai et incorruptible.

1 Acad. des Inscript., t. VI, p. 435.

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