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ils avaient eux-mêmes bien plus honteusement privé la ville du plus brave et du plus habile de ses généraux. Cependant, malgré ce qu'avait d'affreux leur situation présente, ils conservaient encore un rayon d'espérance, et ne croyaient pas tout perdu tant qu'Alcibiade vivait. Si, dans son premier exil, il n'avait pu se résoudre à rester dans l'inaction, il devait encore moins alors, pour peu qu'il en eût le moyen, souffrir l'insolence des Lacédémoniens et les cruautés des tyrans.

XLVII. Ce n'était pas sans une apparence de raison que le peuple se berçait de ces idées, puisque les trente tyrans euxmêmes mettaient un soin et une attention extrêmes à s'informer de ce que faisait et de ce que projetait Alcibiade. Enfin, Critias fit observer à Lysandre que les Lacédémoniens ne seraient jamais assurés de l'empire de la Grèce, si la démocratie subsistait à Athènes; que, quand même les Athéniens se soumettraient avec douceur au gouvernement oligarchique, Alcibiade, tant qu'il vivrait, ne les laisserait pas s'accoutumer tranquillement à l'état présent des choses. Mais ces discours auraient fait peu d'impression sur Lysandre, s'il n'eût enfin reçu de Sparte une scytale qui lui ordonnait de se défaire d'Alcibiade. Était-ce par la crainte qu'ils avaient de son habileté et de son grand courage? ou voulurent-ils seulement faire plaisir à Agis leur roi? Lysandre fit donc passer cet ordre à Pharnabaze pour le faire exécuter, et ce satrape en chargea Magée son frère, et son oncle Sysamithrès.

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XLVIII. Alcibiade vivait alors dans un bourg de Phrygie avec Timandre sa concubine. Il songea une nuit que, vêtu des habits de cette courtisane, il était couché sur son sein; qu'elle lui peignait et lui fardait le visage comme à une femme. D'autres disent qu'il vit en songe Magée qui lui coupait la tête, et faisait brûler son corps; mais tous conviennent qu'il eut ce songe peu de temps avant sa mort. Ceux qu'on avait envoyés pour le tuer n'osèrent pas entrer; ils environnèrent la maison et y mirent le feu. Alcibiade ne s'en fut

Voyezla Vie de Lycurgue, ch. XLIV.

pas plus tôt aperçu, que, ramassant tout ce qu'il put de hardes et de tapisseries, il les jeta dans le feu; et, s'entourant le bras gauche de son manteau, il s'élança l'épée à la main à travers les flammes, et en sortit sans aucun mal, parce que le feu n'avait pas encore consumé les hardes qu'il y avait jetées. A sa vue tous les Barbares s'écartèrent; aucun d'eux n'osa ni l'attendre, ni en venir aux mains avec lui; ils l'accablèrent de loin sous une grêle de flèches et de traits, et le laissèrent mort sur la place. Quand les Barbares se furent retirés, Timandre enleva son corps, et, l'ayant enveloppé de ses plus belles robes, elle lui fit des funérailles aussi magnifiques que son état le lui permettait. On dit que Timandre eut pour fille Laïs, cette courtisane célèbre qu'on appelait la Corinthienne, mais qui avait été amenée captive d'Hyccara, petite ville de Sicile. Quelques historiens, en convenant de ce que je viens de rapporter sur la mort d'Alcibiade, prétendent que, ni Pharnabaze, ni Lysandre, ni les Lacédémoniens, n'y eurent part, et qu'Alcibiade lui-même en fut seul la cause. Il avait séduit une jeune femme d'une maison noble du pays, avec laquelle il vivait; les frères de cette femme, n'ayant pu supporter cette injure, mirent pendant la nuit le feu à la maison dans laquelle il était, et le tuèrent lorsqu'il se fut élancé, comme je l'ai déja dit, à travers les flammes,

CORIOLAN.

I. Son origine et son caractère. -II. Son goût pour les armes. Sa première campagne. III. Son émulation et ses succès; sa tendresse pour sa mère. - IV. Dissension du peuple et de la noblesse à Rome. -V. Retraite du peuple sur le mont Sacré. VI. Guerre des Volsques. Prise de Corioles. VII. Coriolan va au secours des consuls, et contribue à la défaite des Volsques. - VIII. Son désintéressement. On lui donne le surnom de Coriolan. - IX. Digression sur les surnoms romains. - X. Nouvelle dispute entre la noblesse et le peuple. Vélitres se donne aux Romains. XI. Coriolan soutient le parti de la noblesse. XII. Il se met sur les rangs pour le consulat. XIII. Il est refusé. -XIV. Ressentiment de Coriolan et de la noblesse. - XV. Il s'oppose à des largesses pu

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bliques. — XVI. Il est sommé de comparaître; les nobles se déclarent pour lui. XVII. Coriolan comparaît devant le peuple. Un tribun prononce contre lui la peine de mort. - XVIII. Débat entre les patriciens et les tribuns. XIX. Coriolan est accusé devant le peuple. XX. Il est banni. Regrets du sénat. XXI. Fermeté de Coriolan. Il se retire chez les Volsques. XXII. Il leur propose de faire la guerre aux Romains. XXIII. Troubles et prodiges dans Rome. XXIV. Expiation des prodiges. — XXV. Rupture entre les Romains et les VolsXXVI. Ceux-ci déclarent la guerre. Coriolan se met à leur tête. XXVII. Il soumet un grand nombre de villes. — XXVIII. Le peuple demande le rappel de Coriolan; le sénat le refuse. Coriolan, irrité, vient camper auprès de Rome. XXIX. On lui envoie des ambassadeurs; il fait ses conditions, et accorde trente jours pour répondre. - XXX. Une seconde députation n'a pas XXXI. On lui députe tous les ministres des dieux, qui n'obXXXII. Réflexions sur l'influence de la divinité dans les pensées des hommes. XXXIII. Les dames romaines vont trouver Coriolan. XXXIV. Discours de sa mère. XXXV. Silence de Coriolan. Nouveau discours de sa mère. XXXVI. Il se laisse fléchir, et s'en retourne à Antium. Joie des Romains. XXXVII. Réflexions sur les prodiges. XXXVIII. Tullus forme un parti contre Coriolan, et le fait massacrer. XXXIX. Les dames romaines portent son deuil pendant dix mois. Les Volsques sont soumis.

plus de succès.

tiennent rien.

M. Dacier place l'exil et la mort de Coriolan depuis l'an du monde 3460, la 2o année de la 72e olympiade, 263 de la fondation de Rome, 485 ans avant J.-C., jusqu'à l'an du monde 3463, la première année de la 73o olympiade, 266 de la fondation de Rome, 488 ans avant l'ère chrétienne.

Les nouveaux éditeurs d'Amyot renferment sa vie depuis environ l'an 228 jusque vers l'an 226 de Rome, 488 avant J.-C.

Parallèle d'Alcibiade et de Coriolan.

I. La famille des Marcius à Rome était patricienne; elle produisit plusieurs personnages illustres, parmi lesquels on compte Ancus Marcius, petit-fils de Numa, successeur de Tullus Hostilius au trône. Elle eut aussi Publius et Quintus Marcius, qui procurèrent à la ville l'eau la plus belle et la plus abondante; et Censorinus, qui, élevé deux fois à la censure par le peuple romain, fit ensuite porter la loi par laquelle l'exercice de cette charge était interdit à ceux qui en auraient déjà rempli les fonctions. Caius Marcius, dont j'écris la Vie, ayant perdu son père en bas âge, fut élevé par sa mère; et son exemple fit voir que si l'état d'orphelin expose à bien des inconvénients, il n'empêche pas de devenir un grand homme, et de s'élever au-dessus des autres. C'est donc à tort que les

hommes lâches lui imputent leur bassesse, en la rejetant sur le peu de soin qu'on a pris d'eux dans leur enfance. Il est vrai aussi que ce même Coriolan a justifié l'opinion de ceux qui prétendent qu'une nature forte et vigoureuse, quand l'éducation lui manque, semblable à une bonne terre mal cultivée, produit beaucoup de mauvais fruits mêlés avec les bons. La force de son caractère, sa fermeté inébranlable dans ce qu'il avait une fois résolu, lui donnèrent cette ardeur impétueuse qui lui faisait souvent exécuter les plus grandes choses. Mais, d'un autre côté, sa colère implacable, son inflexible opiniàtreté, le rendaient peu propre au commerce des hommes. Si l'on admirait sa persévérance dans les travaux, son indiffé– rence pour les plaisirs, son mépris pour les richesses, qualités qu'on appelait avec raison force, tempérance et droiture, on ne pouvait, dans les rapports de la vie civile, souffrir son humeur sauvage, ses manières dures et hautaines: tant il est vrai que le plus grand fruit que les hommes puissent retirer du commerce agréable des Muses, c'est de vaincre, d'adoucir leur naturel par l'instruction et par les lettres, de le rendre docile à la raison, qui bannit tous les excès, et fait garder en tout la modération!

II. Le courage militaire était alors la qualité la plus honorée à Rome; ce qui le prouve, c'est qu'appliquant à l'espèce la dénomination du genre, on donnait à la vaillance le nom même de la vertu. Marcius, né avec plus de passion pour les armes qu'aucun autre Romain, s'accoutuma dès son enfance à les manier. Persuadé que les armes artificielles ne sont d'aucune utilité à ceux qui n'ont pas exercé celles qu'ils ont reçucs de la nature, il forma tellement son corps à toutes sortes d'exercices et de combats, qu'il devint très léger à la course; que dans la lutte il avait une force extraordinaire; et que sur le champ de bataille ceux qu'il avait une fois saisis ne pouvaient plus se tirer de ses mains. Les jeunes gens qui disputaient avec lui de courage et de vertus, lorsqu'ils étaient vaincus, attribuaient toujours leur défaite à cette force de corps qui

résistait aux plus grands travaux, et le rendait invincible. Il était encore fort jeune lorsqu'il fit ses premières armes. Tarquin-le-Superbe, chassé du trône, et battu en plusieurs rencontres, voulut tenter un dernier effort, et marcha contre Rome à la tête de plusieurs peuples du Latium et des autres contrées de l'Italie qui le suivaient, moins par intérêt pour lui que par le désir d'arrêter les progrès des Romains, qui leur donnaient de la jalousie et de la crainte. Dans cette bataille, où les deux partis eurent tour à tour du désavantage et des succès, Marcius, qui combattait avec un courage extraordinaire sous les yeux du dictateur, ayant vu un Romain qui venait d'être renversé, courut à son secours, lui fit un rempart de son corps, et tua l'ennemi qui venait pour l'achever. Après la victoire, il fut un des premiers que le général honora d'une couronne de chêne. C'est la récompense que les Romains ont coutume de donner à celui qui a sauvé la vie d'un citoyen, soit qu'ils aient voulu par là faire honneur au chêne, à cause des Arcadiens, que l'oracle d'Apollon a appelés mangeurs de glands, soit parce que cet arbre est fort commun, et que les généraux le trouvent facilement partout pour cet usage; ou enfin parce que le chêne étant consacré à Jupiter, le protecteur des villes, cette espèce de couronne leur a paru la plus convenable pour le soldat qui avait sauvé un citoyen. D'ailleurs, le chêne est le plus fertile des arbres sauvages, et le plus fort des arbres francs. Les premiers hommes y trouvaient leur nourriture dans le gland, et leur boisson dans le miel. Enfin, en leur donnant le gui dont on fait la glu, si utile pour la chasse, il fournissait leur table de différentes espèces d'animaux. On dit que Castor et Pollux apparurent aux Romains dans cette bataille; et qu'aussitôt après le combat ils furent vus à Rome dans la place publique, sur leurs chevaux couverts de sueur, et qu'ils annoncèrent la victoire près de la fontaine où ils ont encore aujourd'hui un temple. De là ce jour célèbre par un si grand exploit, et qui est celui des ides de juillet, fut consacré à ces divinités.

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