Page images
PDF
EPUB

j'ai parlé; mais d'associer toujours son collègue au récit qu'il ferait de sa députation. Il reçut, dans la suite, de nouveaux témoignages de la confiance de ses concitoyens, qui le nommèrent archonte éponyme '. On appelait ainsi, à Athènes et dans les autres villes de la Grèce, le premier des archontes ou magistrats, parce que l'année était datée de son nom. On voit, par les médailles anciennes, que les villes grecques d'Asie marquaient la suite des années par les noms des archontes éponymes; qu'elles les inséraient dans leurs fastes, sur les monuments, et dans les actes publics 2. On peut juger de la conduite qu'il tenait dans l'exercice de ses fonctions, par les règles qu'il trace à un administrateur dans ses Préceptes politiques, et qui ne sont vraisemblablement que l'exposé de ce qu'il faisait lui-même. Il veut qu'il ne soit ni fier ni présomptueux; que sa maison, toujours ouverte, laisse à tous les citoyens un accès facile, et soit un asile assuré pour tous ceux qui ont besoin de lui; qu'il fasse paraître son humanité, non seulement en s'employant pour leurs affaires, mais encore en partageant leurs chagrins et leur joie; qu'il donne aux particuliers des conseils salutaires; qu'il défende leurs causes sans intérêt, et travaille avec douceur à réconcilier les époux et les amis ; qu'il n'emploie pas la moindre partie du jour au barreau et au conseil, pour attirer à lui, le reste du temps, les affaires et les négociations utiles; mais que, l'esprit toujours tendu aux affaires publiques, il regarde l'administration, non comme un prétexte d'oisiveté, mais comme un ministère et un travail continuels. Un de ses premiers devoirs, dit encore Plutarque, est de faire régner entre les citoyens l'accord et la bonne intelligence; de bannir du milieu d'eux les disputes, les dissensions et les inimitiés; de leur faire comprendre qu'en pardonnant les injures on se montre bien supérieur à ceux qui veulent tout ravir de force; qu'on l'emporte sur eux, non seulement par la donceur et la bonté, mais encore par le courage et la grandeur d'àme; qu'enfin c'est bien souvent par des querelles qu'occasionnent des intérêts particuliers que les séditions s'allument dans les villes, comme les plus grands incendies commencent presque toujours par une lampe qu'on aura oublié d'éteindre, ou par de la paille qu'on laisse brûler. Heureuses les villes dont les magistrats sont remplis de ces sentiments et se conduisent par ces principes!

1 Symp., liv. II, q. 10. —2 Acad. des Inscript., tome XVIII, p. 452.

[ocr errors]

X. Son respect connu pour la religion, son zèle à en observer les cérémonies et les sacrifices, lui firent conférer la grande prêtrise d'Apollon: ministère honorable qu'il exerça pendant un grand nombre d'années, et, à ce qu'il paraît, jusqu'à la fin de sa vie. Une de ses fonctions était de présider aux jeux qui se célébraient à chaque pythiade' en l'honneur de ce Dieu. La dignité et l'importance de ce sacerdoce ne l'empêchèrent pas de se charger, dans sa petite ville, d'emplois bien moins relevés ; et il ne croyait pas se rabaisser en s'occupant des plus petits détails de la police extérieure. « Je prête à « rire aux étrangers qui viennent à Chéronée, nous dit-il lui-même, lorsqu'ils me voient souvent en public, occupé de pareils soins... « Mais je réponds à ceux qui me blâment d'aller voir mesurer de la « brique, charger de la chaux et des pierres : Ce n'est pas pour moi « que je le fais, c'est pour ma patrie. Il y aurait peut-être de la bas« sesse à un homme d'état de s'occuper pour lui-même de ces sortes << de soins; mais quand il le fait pour le public, loin d'avoir à en << rougir, il s'honore, en donnant son attention aux moindres choses 2.» On a dit que Plutarque avait été honoré par Trajan de la dignité consulaire; ce qui ne doit s'entendre que d'un consulat honoraire, tel qu'il était d'usage de le conférer dans ces temps-là. On joint à cette première distinction celle de l'intendance de la Grèce et de l'Illyrie, dont cet empereur avait, dit-on, assujetti les magistrats à ne rien faire que de l'avis de Plutarque. Quelques auteurs nient ce fait, fondés sur le silence de ce philosophe, qui n'en a rien dit dans ceux de ces ouvrages qui nous restent, quoiqu'il ait eu plusieurs occasions naturelles d'en parler. Le soin qu'il a de ne laisser ignorer aucun des emplois qu'il avait exercés dans sa patrie fait croire qu'il n'aurait pas manqué d'en témoigner dans ses écrits sa reconnaissance à Trajan. Ceux qui veulent qu'il ait été précepteur de ce prince ne trouvent, ni dans Plutarque lui-même, ni dans les anciens qui ont parlé de lui, rien qui autorise leur opinion; et ce silence paraît une preuve sans réplique à ceux qui sont d'un avis contraire. Peut-être concilierait-on ces deux sentiments opposés, en disant que si Plutarque n'a pas été

1 La pythiade était, comme l'olympiade, un espace de quatre années; elle marquait l'époque des jeux Pythiens, qui se célébraient au commencement de chaque cinquième année, et la troisième des olympiades. - 2 Frécept. polit.

l'instituteur de Trajan, ce qui en effet n'est pas aisé à prouver, il a pu, pendant son séjour à Rome, donner à ce prince, qui aimait à s'instruire, des leçons particulières de philosophie et de politique, soit avant qu'il montât sur le trône, soit depuis qu'il fut parvenu à l'empire. Quoi qu'il en soit, cette marque de confiance, glorieuse pour le philosophe, n'aurait pas fait moins d'honneur au choix du prince.

XI. Le séjour d'Athènes offrait à un homme de lettres bien des charmes propres à l'y attacher. La gloire dont jouissait encore cette ville célèbre; le voisinage d'Éleusis, consacré par les plus grands mystères de la Grèce, objet si touchant pour une âme religieuse; les bords charmants de l'Ilissus, dont Platon a fait une peinture si délicieuse; surtout ses liaisons intimes avec les savants illustres dont cette ville était le rendez-vous; tout semblait devoir l'y fixer. Mais, d'un autre côté, la réputation de Rome, sa grandeur, sa magnificence, le titre de capitale du monde, et, plus que tout sans doute, le désir de connaître par lui-même l'histoire et les mœurs des Romains célèbres, que vraisemblablement il avait déjà formé le dessein de comparer avec les grands hommes de la Grèce, le déterminèrent à y aller faire quelque séjour. L'époque de ce voyage' eşt incertaine ; mais l'opinion la plus probable la fixe aux dernières années de l'empire de Vespasien, vers l'an 79 de J.-C. Il s'y rendit bientôt célèbre par ses connaissances, par sa vaste érudition, par les conférences publiques qu'il y faisait sur toutes les parties de la philosophie et de la littérature. Il paraît que ces dissertations ont été comme le premier fond des divers Traités qu'il composa depuis, et qui forment la collection nombreuse de ses OEuvres Morales. Parmi les Romains illustres qui fréquentaient ses leçons, et qui concurent pour lui un attachement durable, on distingue Sossius Sénécion, qui fut quatre fois consul, celui à qui il a dédié les Vies des grands Hommes; et Arulénus Rusticus, homme d'une grande naissance et d'un mérite plus grand encore, que Domitien fit mourir par l'envie qu'il portait à sa vertu. Plutarque rapporte un trait qui prouve la considération que ce sénateur avait pour lui, et l'empressement avec lequel on écoutait ses leçons : « Un jour, dit-il, que je parlais en public à Rome, « Rusticus était au nombre des auditeurs. Au milieu de la conférence, « un soldat vint lui apporter une lettre de l'empereur 1. Il se fit à l'in1 Il y a apparence que c'est Vespasien.

«stant un grand silence, et moi-même je m'interrompis, afin de lui « laisser lire ses dépêches; mais il n'en voulut rien faire, et il n'ou« vrit sa lettre que lorsque la leçon fut finie et les auditeurs retirés ; « ce qui lui attira l'admiration de tout le monde1. »>

XII. On ne sait pas s'il fit un long séjour à Rome. Un des auteurs qui ont érit sa Vie 2 croit qu'il y passa quarante ans, et que ce fut dans ce long espace de temps qu'il acquit cette grande connaissance de l'histoire et des coutumes des Romains consignées dans les Vies des grands Hommes, dans les Questions romaines, et dans quelques autres de ses ouvrages: mais il paraît impossible qu'il ait séjourné si longtemps à Rome. Il se retira d'assez bonne heure dans sa patrie, et y fit sa résidence ordinaire le reste de sa vie. Il dit lui-même qu'il était né dans une petite ville, et que, pour l'empêcher de devenir plus petite, il aimait à s'y tenir. Il avait passé tout le temps de sa jeunesse à Chéronée ou à Athènes, et ne devait pas avoir moins de trente ans lorsqu'il alla pour la première fois à Rome; il en aurait donc eu soixante-dix lorsqu'il serait venu se fixer à Chéronée, et il n'aurait pu dire alors qu'il amait à se tenir dans sa petite ville, puisqu'il ne s'y serait retiré que vers la fin de sa vie. D'ailleurs, il nous apprend, dans la Vie de Démosthène, que, détourné par des affaires publiques et particulières, il n'eut pas le temps, pendant son séjour à Rome, de s'appliquer à l'étude de la langue latine, et d'en acquérir une profonde connaissance. S'il eût passé quarante ans de sa vie dans cette ville, il eût été difficile, même avec les affaires les plus multipliées et les plus importantes, qu'il ne se fût pas instruit à fond d'une langue qu'il aurait entendu parler si longtemps: mais il n'avait pas besoin d'un si long séjour pour apprendre l'histoire, les mœurs et les coutumes des Romains; il devait en avoir déjà une première connaissance. Cette histoire était, depuis plusieurs siècles, trop liée avec celle de la Grèce, pour que son étude n'entrât pas dans l'éducation de toutes les personnes honnêtes. M. Dacier croit donc que tout le temps de son séjour ne passa pas vingt-deux ou vingt-trois ans, et que même dans cet intervalle il fit quelques voyages en Grèce. Ce sentiment est bien plus vraisemblable. S'il ne fût retourné dans sa patrie que vers l'âge de soixante-dix ans, il n'aurait guère été en état de vaquer aux emplois de police dont il y fut chargé, et il n'aurait pas 1 Traité de la Curiosité. - 2 Ruauld.

dit, qu'ayant déjà exercé pendant plusieurs pythiades le ministère de prêtre d'Apollon, il était encore très en état d'en remplir les fonctions sans fatigue.

XIII. On croit que ce fut dans un de ses voyages de Rome en Grèce qu'il se maria; mais on ne sait pas à quel âge. Corsini, sur des motifs assez légers, conjecture qu'il avait alors cinquante ans : j'ai peine à croire qu'il eût attendu si tard à se marier; et je pourrais en trouver des preuves dans les écrits mêmes de Plutarque, si cette question méritait d'être approfondie. Il épousa une femme de Chéronée, nommée Timoxène, fille d'un Aristion dont il est parlé dans les Propos de table'. » Le mariage est une des circonstances qui influent le plus sur la destinée des hommes; il décide presque toujours du reste de leur vie. Plutarque eut le rare avantage de trouver dans Timoxène toutes les qualités de l'esprit et du cœur qui pouvaient le rendre heureux : le portrait qu'il en fait lui-même, après plusieurs années de mariage, montre qu'elle joignait à une âme élevée, à un caractère ferme et supérieur à toutes les faiblesses de son sexe, une douceur, une modestie, une simplicité qui lui conciliaient tous les cœurs. S'il est vrai, comme M. Dacier le pense, que Plutarque, dans ses Préceptes du Mariage, n'ait fait que retracer ce qui se pratiquait dans sa maison, on peut dire qu'il réunissait tous les avantages que les hommes désirent le plus : la gloire solide qui suit les grands talents, et les jouissances douces et pures qui sont attachées aux vertus domestiques. Quels témoignages de tendresse il donne à sa femme dans un de ses ouvrages 2! avec quelle satisfaction et quelle complaisance il parle de ses vertus ! Un tel attachement de la part du mari ne permet pas de douter qu'il ne trouvât dans sa femme cette réciprocité de confiance et d'amour qui faisait leur bonheur mutuel.

XIV. Une heureuse fécondité vint augmenter encore les charmes de leur union. Ils eurent d'abord quatre fils, que Plutarque nous a tous fait connaître dans ses écrits: Autobule, l'aîné des quatre; Charon, qui mourut dans son enfance; Lamprias et Plutarque, qui lui survécurent, et dont le premier nous a laissé le catalogue de tous les ouvrages de son père. Corsini lui donne un cinquième fils, qu'il croît avoir été l'aîné; mais il ne dit pas sur quelle autorité il fonde ce sentiment, et je ne vois rien dans Plutarque qui puisse l'autoriser. 1 Liv. VII, q. 5. — 2 Consolation sur la mort de sa fille.

« PreviousContinue »