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le troisième fils de Robert Walpole, ministre d'Angleterre sous la nouvelle dynastie des Brunswick.

Membre du Parlement anglais, littérateur distingué, auteur de correspondances que lord Byron et Walter-Scott qualifiaient d'incomparables, il avait eu occasion, dans ses fréquents voyages à Paris, où l'attiraient ses goûts du monde et sa participation au mouvement intellectuel de l'époque, d'être présenté à Mme du Deffand.

Il avait alors dépassé cinquante ans, et la marquise, déjà aveugle, était presque septuagénaire.

Séparés l'un de l'autre par les caractères les plus opposés, celui-ci froid et hautain, celle-là vive et accessible à tous, il se rapprochèrent, comme il arrive souvent, par les contrastes mêmes qui semblaient devoir les tenir éloignés.

A son âge et avec sa cécité, Mme du Deffand considérait comme un triomphe de sa grâce et de son esprit de s'attacher le cœur du superbe Anglais.

Walpole, de son côté, étrangerà Paris et n'y ayant pas encore acquis droit de bourgeoisie parmi les supériorités de l'époque, se sentait flatté d'être distingué par une femme dont la célébrité était européenne.

On a vu plus haut la délicieuse image de Mme de Choiseul tracée par Walpole. Voici celle de Mme du Deffand sortant du même pinceau. Ces deux portraits, qui pourraient se faire pendant l'un à l'autre, datent de la même époque, l'année 1766.

Cette Mme du Deffand, aujourd'hui vieille et aveugle, écrit Horace Walpole au poëte Gray, a gardé toute sa vivacité, son esprit, sa mémoire, ses passions et ses agréments. Elle va à l'Opéra, à la Comédie, aux soupers, à Versailles, reçoit chez elle deux fois par semaine, se fait lire ce qu'il y a de nouveau, fait de jolies chansons, des épigrammes charmantes, et se rappelle toutes celles qui ont été faites depuis quatre-vingts ans. Elle est en correspondance avec Voltaire, pour qui elle dicte les lettres les plus piquantes; elle le contredit, n'a aucune dévotion ni pour lui ni pour personne, et reste aussi indépendante du clergé que des philosophes. Dans les discussions où elle s'engage aisément, elle est très-ardente, et cependant presque jamais dans le faux. Son jugement sur chaque sujet est droit. Elle est tout amour et tout aversion. Passionnée pour ses amis jusqu'à l'enthousiasme; s'inquiétant toujours qu'on l'aime, qu'on s'occupe d'elle; privée de tout autre amusement que la conversation, la solitude lui est insupportable: ce qui la met à la merci des premiers venus qui mangent ses soupers, la haïssent parce qu'elle a cent fois plus d'esprit qu'eux, ou se moquent d'elle parce qu'elle n'est pas riche.

C'est pour cet homme, si fin observateur, qui l'avait si bien étudiée et qui la jugeait avec tant de sangfroid, que la vieille marquise s'éprit tout à coup d'une passion de jeune fille.

Ce regain de jeunesse au déclin de sa vie ne présageait rien de bon pour Mme du Deffand.

Son amour insensé pour Walpole ne rencontra chez celui-ci qu'une affection calme et modérée d'abord, prudente et réservée ensuite, à laquelle il ne

consentit jamais à faire le sacrifice de son amourpropre.

« Il ne voulait pas, lui disait-il, être à cinquante ans le héros d'un roman dont l'héroïne en aurait soixante-dix. » Il appelait Mme du Deffand « une débauchée d'esprit », et sa plus grande préoccupation était que ses lettres, ouvertes à la poste, ne devinssent l'amusement de Versailles et de Londres.

La pauvre marquise courbait la tête devant ces humiliations et ces dédains répétés, et n'en restait pas moins rivée au char de son tyran.

Les lettres de Walpole à Mme du Deffand n'ont pas été publiées, si ce n'est par quelques fragments en note des lettres de cette dernière; mais il est facile, par les lettres de Mme du Deffand, de juger du ton qui devait régner dans celles de son ami.

Un jour, Walpole étant malade en Angleterre, Mme du Deffand, dans son anxiété, s'avise de lui faire écrire par son secrétaire Wiart, pour le prier de lui envoyer, au moins deux fois par semaine, des bulletins de sa santé, et lui annonce même qu'elle est sur le point de faire partir Wiart pour s'établir auprès de lui et la tenir au courant de son état.

Cette lettre expédiée, Mme du Deffand, redoutant le terrible effet qu'elle va produire sur l'esprit de Walpole et voulant en amortir le coup, se met à tracer, sans y voir, les lignes suivantes :

Mardi, 30 septembre 1766, à 4 heures du matin, écrite de ma propre main, avant la lettre que j'attends par le courrier d'aujourd'hui.

Non, non, vous ne m'abandonnerez point!.. Si j'avais fait des fautes, vous me les pardonneriez, et je n'en ai fait aucune, si ce n'est en pensée...... «Vous m'avez écrit, me direz-vous, des lettres portugaises, des élégies de Mme de la Suze. Je vous avais interdit l'amitié, et vous osez en avoir! vous osez me l'avouer! Je suis malade, et voilà que la tête vous tourne; vous poussez l'extravagance jusqu'à désirer d'avoir de mes nouvelles deux fois la semaine. Il est vrai que vous vous contenteriez que ce fussent de simples bulletins en anglais; et, avant que d'avoir reçu mes réponses sur cette demande, vous avez le front, la hardiesse et l'indécence de songer à envoyer Wiart à Londres pour être votre résident. Miséricorde! que serais-je de-. venu? J'aurais été un héros de roman, un personnage de comédie, et quelle en serait l'héroïne ? » Avez-vous tout dit, mon tuteur (c'est de ce nom qu'elle appelait Walpole)? Écoutez-moi à mon tour.

Ici la repentante marquise cherche à se disculper de l'idée qu'elle a eue un moment de lui envoyer Wiart. Elle emploie tour à tour tout ce que la tendresse, la flatterie, peuvent lui inspirer de plus puissant pour se faire pardonner, et c'est à deux genoux qu'elle demande grâce.

La leçon, pourtant, ne devait pas porter les fruits que Walpole en attendait. Un mois ne s'était pas écoulé que l'incorrigible marquise lui adressait une nouvelle épître, pour lui demander, par tous les cour

riers, non pas des lettres, mais de simples bulletins de sa santé :

....

Je crois que je ne me soucie plus de vous, lui ditelle; mais il m'est absolument nécessaire, aussi nécessaire que l'air que je respire, de savoir que vous vous portez bien.

Et elle termine par la redoutable menace dont elle connaissait tout l'effet sur l'esprit de l'orgueilleux insulaire, une descente en Angleterre :

Si vous me refusez cette complaisance, aussitôt je dirai à Wiart: Partez, prenez vos bottes, allez à tire d'aile à Londres; publiez dans toutes les rues que vous y arrivez de ma part, que vous avez ordre de résider auprès d'Horace Walpole, qu'il est mon tuteur, que je suis sa pupille, que j'ai pour lui une passion effrénée et que peut-être j'arriverai incessamment moi-même, que je m'établirai à Strawberry-Hill', et qu'il n'y a point de scandale que je ne sois prête à donner.

Ah! mon tuteur, prenez vite un flacon; vous êtes prêt à vous évanouir. Voilà pourtant ce qui vous arrivera, si je n'ai pas de vos nouvelles deux fois la semaine.

Ces justifications suppliantes, cet appel désespéré à la crainte du scandale, ne furent pas davantage écoutés. On peut en juger par les extraits suivants des réponses que, à quelques jours de là, l'infortunée

1 Somptueux château d'Horace Walpole, aux environs de Londres, ou il avait installé une imprimerie pour imprimer ses ouvrages.

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