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frent les choses humaines à ces spectateurs amis de la sagesse dont a parlé Pythagore; Longchamp fut, par contre, une sorte d'Aristarque ou d'Apollonius Dyscole égaré dans le XIXe siècle, un linguiste remarquable par l'originalité de ses vues, ne lisant guère, sinon les textes anciens qu'il étudiait à la loupe, suivant sa voie solitaire, le dos tourné au monde et se défiant des idées reçues, mais se laissant conduire, comme un enfant, par les faits du langage pour en induire, avec une rare sagacité, les lois qui président à l'expression de la pensée, et remonter ainsi aux origines et jusqu'aux premiers bégaiements de l'humanité.

Sa grande modestie m'eût forcé, je le sais, de beaucoup rabattre d'un tel éloge; mais le moment vient toujours pour ceux qui ne sont plus, où justice leur doit être rendue, qu'ils le veuillent ou non.

Né à Genève, le 12 décembre 1802, Charles-Louis-JacquesLongchamp était le fils aîné de Jean-Nicolas Longchamp, ouvrier horloger, originaire de la Vallée du lac de Joux. Il eut une de ces enfances sombres et pénibles qui sont le lot ordinaire de l'aîné dans une famille nombreuse: la gêne continuelle y fait aux enfants comme aux parents un intérieur qu'égaie rarement un rayon de soleil; les petits grandissent. et s'élèvent le plus souvent dans la rue, s'aguerrissant aux intempéries et apprenant de bonne heure à connaître les côtés sérieux de l'existence. Genève, sous le régime français d'alors, n'avait d'autre animation que celle que Napoléon Ier procurait à l'Europe entière. On y voyait souvent des troupes en passage, dont les allures et l'uniforme étranges excitaient à un haut degré la curiosité des jeunes genevois. Louis Longchamp aimait à les suivre et à les entendre s'exprimer dans leurs langues diverses: un jour, c'étaient des Italiens, le lendemain, des Portugais bivouaquant dans les fossés de la place. Lors

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qu'en 1814, avec les Autrichiens, des Hongrois vinrent aussi sous nos murs, il ne manqua pas l'occasion de mettre à profit ce qu'il savait de latin pour entrer en conversation avec quelques-uns d'entre eux. Ce va-et-vient continuel de soldats de toute provenance, tout en développant chez lui les germes de l'esprit d'observation, lui laissa des impressions très-vives et durables. Ce qui se passait sous ses yeux lui inspira, avec l'amour de sa ville natale, cette méfiance profonde qui le fit toujours s'élever avec tant de force contre tout ce qui ressemblait à un envahissement de l'élément étranger.

Sa seule ressource à cette époque, il la trouvait déjà dans l'étude. Il ne dut qu'à lui-même et à sa propre énergie de suivre jusqu'au bout les classes du collége, industrieux à gagner quelques sols en faisant les tâches de ses camarades moins zélés, et s'ingéniant à en varier la rédaction pour que personne ne fût pris en faute. On peut dire qu'il eut à la lettre sa famille, c'est-à-dire ses sœurs cadettes, sur les bras; car il dut les promener dans leur bas âge et les soutenir par la suite. Plus d'une fois il lui arriva, rentrant tard le soir après avoir travaillé tout le jour, de ne plus trouver le potage qui devait l'attendre au coin du feu, et qui avait excité de trop ardentes convoitises. Loin de connaître les douces joies que d'autres enfants goûtent au foyer domestique, il y souffrait de voir les brutalités auxquelles sa mère était exposée. Un jour qu'il avait essayé de prendre sa défense, son intervention fut si mal accueillie qu'il dut quitter la maison pour errer dans la rue, en proie à une violente exaspération. M. Jacques Humbert, alors ministre, étant venu à passer, fut frappé de voir un enfant dans un état de trouble aussi étrange, s'approcha et se fit expliquer ce qui était arrivé. Il réussit à le calmer et ménagea sa rentrée sous le toit paternel. Dès lors il ne cessa de s'intéresser à lui, lui donna des conseils et lui procura des leçons

dans le pensionnat que dirigeait son frère, Jean Humbert, professeur d'arabe. Dans cette maison honorable, Longchamp trouva l'atmosphère de bienveillance et la vie de famille qui lui avaient manqué jusque là. Employé plus tard comme sous-maitre, il répondit à la bonté que des étrangers avaient eue pour lui par son dévouement à l'institution Humbert et par les sentiments d'une reconnaissance qui ne s'est éteinte qu'avec la vie. Tous ses dimanches, il les passait à Dardagny, où Jacques Humbert exerçait alors les fonctions pastorales. Il s'y rendait le samedi soir pour aider le jeune pasteur à apprendre son sermon du lendemain par la lecture qu'il lui en faisait à haute voix.

Cependant, il n'en continuait pas moins ses propres études, bien qu'il eût commencé de bonne heure l'apprentissage du métier qu'il a pratiqué toute sa vie. Après avoir suivi les classes du Collège, il était entré dans l'auditoire de BellesLettres en 1818. Si l'assiduité au travail, jointe à d'heureuses dispositions, fait le véritable étudiant, Longchamp pouvait, à coup sûr, être proposé comme un modèle. Le produit des leçons qu'il devait donner était entièrement affecté à l'entretion de sa famille, que son chef naturel avait abandonnée depuis quelque temps, et l'on comprend que la bourse du jeune homme ne lui permit pas de faire beaucoup de frais de toilette. Un jour, dit-on, il eut à essuyer une réprimande du recteur pour s'être présenté en blouse à une séance d'examen. Que pouvait-il répondre, sinon qu'il n'avait pas d'autre habit de cérémonie? Heureusement, les étudiants d'il y a cinquante ans n'avaient pas de grandes prétentions à l'élégance, et l'amour-propre des plus mal partagés en avait moins à souffrir.

Ses études terminées, Longchamp fit, vers 1821, un court séjour à Paris, comme secrétaire de Benjamin Constant. Soit dit en passant, il le trouva trop homme du monde et trop

joueur pour pouvoir l'aimer, ni même l'estimer beaucoup. Malgré les facilités qu'une telle relation eût offertes à tout autre de faire son entrée dans une société brillante, les plaisirs d'une capitale furent pour Longchamp comme s'ils n'existaient pas. Ne voulant rien devoir qu'au travail, il faisait force copies et rédactions pour vivre; il eut, entre autres, à mettre au net, pour des médecins, des mémoires qui lui donnèrent l'occasion d'apprendre ce qu'il possédait en fait de notions d'histoire naturelle. Ainsi, tout entier à l'étude, il n'eut aucune des passions ordinaires à la jeunesse; et, en avançant dans la vie, il s'est enfermé toujours davantage dans son cabinet de travail, vivant avec ses livres comme s'il n'appartenait pas au monde, absorbé de plus en plus par ses recherches favorites.

De retour à Genève, il se remit à l'enseignement privé et se présenta, en 1829, pour la place de régent de 3me classe, alors vacante. A la suite d'un examen où il fit preuve des connaissances les plus solides, il fut appelé à ce poste, qu'il a occupé d'abord pendant vingt années consécutives, puis, après une interruption de seize ans passés au Gymnase, pendant six autres années. En 1830 (14 octobre), il épousa une Genevoise, Mile Catherine-Julie Guy, qui s'est fait apprécier par son talent pour la peinture, et il ne tarda pas d'acquérir pour lui-même le droit de bourgeoisie. Il rappelait plus tard ce fait bizarre qu'il avait été, en qualité de régent, membre de la Commission électorale dite de rétention, alors qu'il n'était pas même électeur. Désormais, sa vie se trouva fixée, et son ambition ne l'aurait jamais fait regarder au-delà de l'horizon du Collége, s'il ne se fût laissé entraîner dans le cercle de gravitation de son ancien condisciple et collègue Bétant, lequel était moins indifférent à faire son chemin dans le monde littéraire.

Pour lui, rien ne le rebutait dans la tâche modeste qu'il avait acceptée corrections de thèmes et de devoirs, récitations laborieuses et multipliées, interrogations et concours, le trouvaient toujours infatigable. Il ne faisait rien à la légère, et sa patience au travail eût souvent fatigué ceux qui lui étaient adjoints comme collaborateurs, s'il n'eût été toujours prêt à prendre plus que sa part de toutes les besognes ingrates. Nul n'a poussé plus loin la droiture, le respect de la vérité, la fidélité au devoir. Il était comme une incarnation de la conscience. Qui pourrait dire l'influence qu'il exerça sur le développement de ses élèves, et la trace profonde que son enseignement a laissée chez un grand nombre d'entre eux? Portant à leurs progrès un intérêt véritable, il prenait la peine d'étudier l'individualité de chacun et se trompait rarement dans ses jugements; il avait ce regard pénétrant qui sonde à fond et sollicite les consciences endormies. Ce n'était pas un métier qu'il exerçait, mais une fonction qu'il prenait au sérieux. Pour ce qui est de son savoir, il n'a jamais été mis en doute; mais il reçut un jour le plus éclatant hommage d'un personnage illustre: Victor Cousin qui fut chargé, en 1838, par le Ministre de l'Instruction publique, de visiter les établissements scolaires de l'étranger, après avoir fait la tournée de nos classes, déclara ensuite au Recteur, en séance officielle, que le régent de III, aux leçons duquel il venait d'assister pendant une heure, était le plus fort latiniste à lui connu à plus de cent lieues à la ronde. Il ajouta qu'il regrettait, pour la France, de ne pouvoir en doter un de ses principaux établissements secondaires. Loin de se prévaloir d'un tel éloge, Longchamp ne fit que protester contre la prétention ridicule de juger ainsi en courant de l'état de l'instruction dans un pays.

Tout le monde, cependant, n'applaudissait pas à l'esprit qui

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