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années. Si nous autres Suisses et Belges (car il n'en reste plus davantage d'Etats indépendants appartenant au même domaine linguistique) avons bien notre culture à part et des ' côtés par lesquels nous nous distinguons, nous ne faisons pas moins partie du faisceau français, tout comme nos Confédérés font partie du faisceau allemand. On veut même reconnaître que la culture de la Suisse romande est plus indépendante de la France que celle de la Suisse allemande de l'Allemagne. « La Suisse française, dit notre professeur d'histoire, en majorité protestante, est devenue le foyer d'une culture indépendante très-importante, pour la conservation de laquelle elle sera toujours prête à combattre de toutes ses forces..... » La Suisse peut se vanter d'être le vrai intermédiaire entre la civilisation allemande et française, et cette gloire appartient surtout à nos Confédérés welches. La Suisse allemande est intimement liée, par une histoire de plus de mille ans, à l'Allemagne, dont, politiquement, elle ne s'est séparée que petit å petit, et sa culture intellectuelle a passé à peu près par les mêmes routes..... La culture intellectuelle de la Suisse française se pose, vis-à-vis de celle de la France, d'une manière beaucoup plus indépendante; elle est devenue la forteresse et l'angle du protestantisme français, lorsque ce pays tomba entièrement au pouvoir du catholicisme; elle est devenue le siége d'une culture protestante française en opposition à la culture catholique dominante en France. Mais par cela même elle est entrée en relation intime et soutenue avec la vie intellectuelle des cantons protestants de la Suisse française et de la partie protestante de l'Allemagne. Constamment elle a reçu dans son sein des éléments de la culture allemande, qui profitaient à leur tour à la France par l'influence considérable que nos Confédérés welches avaient sur ce pays? »

Quelles conclusions tire l'auteur de ces prémisses? Qu'il

faut soutenir cet élément intermédiaire, le développer par la fondation de l'Université fédérale, qui y conduira encore plus de sève allemande? Oh non, Messieurs! La logique ne va pas aussi loin. Il faut, au contraire, suivant notre professeur, laisser à cet élément son caractère exclusif, lui refuser les ressources qu'il pourrait tirer de la Suisse allemande et de l'Allemagne entière, et consacrer ce caractère exclusif par la fondation de deux Universités, une française et une allemande, dont le siége ne peut être Bâle, ce centre morose du missionnarisme évangélique, et si heureusement située entre Strasbourg d'un côté et Fribourg de l'autre.

Or, Messieurs, j'accepte ce que l'on a dit de la position de la Suisse française par rapport à la culture des deux grandes nations qui se partagent le centre de l'Europe; mais j'en tire des conclusions qui sont diamétralement opposées. Par l'affaissement de la France (espérons qu'il ne soit que passager), nous avons perdu un appui considérable, et il est à craindre que, restreints seulement à nos propres ressources, nous ne pourrons pas, à l'avenir, soutenir et développer cette culture, si chèrement acquise, si opiniâtrement défendue et si nécessaire pour la Suisse allemande. N'avons-nous pas à redouter que cette culture ne soit engloutie petit à petit si la Confédération ne lui vient pas en aide en faisant pénétrer chez nos jeunes Confédérés de la Suisse allemande le vif sentiment du beau qu'elle renferme, et en nous facilitant, à nous et à nos malheureux.voisins de France, de nous approprier ce qu'il y a de bon et de solide dans la culture allemande ? Je dis que c'est une nécessité pour la Confédération que de ne pas laisser sombrer petit à petit cette civilisation welche, dont l'essence même porte tant de vie et de mouvement dans toutes les phases de la vie politique, intellectuelle et industrielle; que c'est une nécessité de la fortifier et de la pousser plus loin

pour pouvoir l'opposer comme une digue infranchissable à ce torrent boueux qui envahit de plus en plus nos voisins! Et, comme nous ne sommes pas isolés sur cette terre, comme nous nous rattachons par mille liens de toute nature à nos voisins de France, d'Allemagne, d'Italie, cette création d'un vaste centre d'instruction supérieure en pays welche et cependant libre, sera un immense bienfait pour l'Europe toute entière. Par sa nature mixte, par le droit égal qu'elle donnera aux principales langues parlées dans la Confédération et dans les pays voisins, par sa situation dans un pays magnifique, ayant autour d'elle un rayon considérable où aucune concurrence ne peut être établie, par sa position au milieu d'une population qui peut avoir beaucoup de défauts, mais qui a toujours su maintenir son indépendance politique et intellectuelle, une pareille institution fédérale constituera bientôt un centre d'attraction puissant et une véritable force médiatrice entre les civilisations différentes. On l'a dit et je le répète du plus profond de ma conviction: Une Université fédérale, placée dans une ville quelconque de la Suisse allemande, ne sera qu'une Université allemande de plus, sans vie propre, sans caractère particulier; une Université fédérale, placée à Genève, formera, au contraire, un centre à part, ayant sa vie propre, son caractère tout à fait spécifique et son influence particulière.

Mais pour remplir cette noble mission, il faut des conditions particulières sur lesquelles vous me permettrez d'insister en quelques mots.

L'essence de toute Université est la liberté; la liberté des études pour ceux qui veulent profiter de l'enseignement, comme la liberté de l'enseignement pour ceux qui profes

sent.

Il y a sans doute une limite pour tout; mais si cette limite

est extrêmement étendue pour l'usage de la liberté, elle doit être d'autant plus circonscrite pour l'usage de l'autorité qui voudrait réprimer des excès.

La vie actuelle ne connaît plus ces digues étroites que les temps passés opposaient partout au libre usage des facultés humaines. Nous ne connaissons plus ni les castes, ni les priviléges de naissance, ni les corporations de métiers, ni les jurandes; chacun peut se frayer son chemin suivant ses facultés et ses aptitudes. Si tel est l'esprit de notre siècle, il est évident aussi que dans les vocations que l'on a appelées de préférence les vocations libérales, les routes tracées et barricadées de tous côtés ne peuvent plus être maintenues, que l'on ne pourra plus prescrire à celui qui cherche des lumières: tu te contenteras de tel lumignon et tu n'approcheras pas de telle autre source de clarté, de peur de se brûler les ailes. L'Université, l'universitas litterarum, doit ouvrir largement toutes les portes des auditoires, dont elle dispose, à tous ceux qui veulent y entrer, et l'Etat, en fournissant ces auditoires, doit contribuer par ses lois à les rendre accessibles à tous. Comment serait-il possible, en effet, vis-à-vis des mille spécialités qui se présentent dans une carrière libérale, de déterminer d'avance quelle branche d'études sera nécessaire ou même profitable à l'homine ou à la femme qui cherche à s'instruire? Comment pourrait-on dire, même dans le cadre plus étroit de certaines vocations auxquelles donnent accès les études universitaires, lesquelles de ces études sont indispensables pour l'exercice de ces vocations? Ne voyons-nous pas toutes ces vocations, auxquelles cherchent à répondre les facultés des sciences, des lettres, de droit, de théologie ou de médecine, ne les voyons-nous pas s'éparpiller en mille spécialités qui se font jour, et qui, tout en partant d'une base commune, arrivent à des buts fort différents?

Je l'avoue franchement, Messieurs, si j'ai combattu jusqu'à présent et si je lutte encore pour l'établissement d'une Université fédérale, c'est dans l'espoir que cette institution sera basée sur la liberté la plus complète des études, qu'on y abolira les barrières conservées encore dans certaines institutions cantonales, et qu'on y saura réaliser ce principe de la liberté égale pour tout le monde en échange de la feuille de route forcée qu'on imposait autrefois et impose encore aux élèves pour certaines branches d'études, en leur délivrant leur feuille d'immatriculation.

Je sais bien, Messieurs, que je prêche ici l'individualisme le plus complet et le plus étendu. Mais ces barrières, que je désire voir abolies, sont-elles autre chose qu'un reste de ce gouvernement paternel qui, autrefois, guidait l'homme du berceau jusqu'à la tombe, qui lui indiquait à tout âge ce qu'il avait à faire ou à laisser, et qui prétendait le mener providentiellement sur le chemin de la vertu? Y a-t-il au fond une différence essentielle entre une loi qui défend au citoyen d'orner son habit de parements, et entre celle qui lui impose d'orner son esprit de connaissances dont il ne veut et ne sait que faire ? Peut-on dicter une marche uniforme à tous les esprits qui cherchent, comine aux jambes des soldats qui composent un bataillon? Qu'on demande à ceux qui veulent avoir un titre justifiant d'un ensemble d'études, des preuves sérieuses de leur savoir, et rien de plus juste, mais qu'on ne leur de-mande pas où ils ont acquis ces connaissances, et surtout qu'on ne leur impose pas le chemin par lequel ils doivent arriver à ces connaissances, et encore moins le temps dans lequel ils doivent cueillir les fruits de leurs efforts? Si tous nos efforts en instruction publique, en éducation et en législation, tendent à affranchir toujours davantage l'individu, à le rendre responsable vis-à-vis de lui-même, et capable de se gouverner

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