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Il faut convenir aussi que le hasard nous a singulièremen favorisés dans nos projets. Un riche héritage est échu à la ville de Genève, de la part d'un homme, dont l'histoire ne saurait citer, dans l'avenir, aucun autre acte de bienfaisance. Il est vrai que cet héritage ne saurait profiter directement aux institutions cantonales de hautes études que pour une part excessivement minime; mais si les collections scientifiques, littéraires et artistiques de la ville en profitent en première ligne, il n'en est pas moins vrai, que ces collections, étant accessibles à tous, et servant à l'enseignement supérieur, offrent des ressources précieuses pour l'instruction et constituent un des titres les plus appréciables pour les réclamations, que Genève sera dans le cas d'adresser à la Confédération. Nous pouvons, en effet, dire avec orgueil que déjà maintenant les musées de notre ville dépassent, autant par les richesses accumulées que par l'excellente installation, tout ce que peuvent présenter les autres villes de la Suisse, et qu'en employant sagement les ressources plus considérables dont ils pourront disposer dans l'avenir, ils réuniront à eux seuls plus de matériaux d'études que toutes les autres villes de la Suisse ensemble, si on pouvait confondre leurs collections en une seule. Sous ce rapport donc, nous n'avons à redouter aucune concurrence et lorsque le moment sera venu, où la main de la Confédération, si capricieuse dans la distribution de ses largesses, et si peu ouverte pour la Suisse romande, sera prête à délier les cordons de sa bourse pour accomplir l'article 27, Genève pourra mettre ses collections, ses institutions, ses constructions universitaires dans la balance en demandant aux concurrents: Qui de vous peut offrir davantage en échange?

Je ne commettrai pas la faute de vouloir plaider ici la cause de Genève, en me fondant sur des mérites que pensent avoir eus ses institutions académiques dans le passé ou en énumérant

les noms célèbres qui ont jeté un vif éclat dans ce centre de lumières. Nous avons lu dernièrement un plaidoyer de ce genre en faveur de Bâle, cette ancienne université fondée dans le moyen-âge et conservée malgré toutes les adversités qui sont venues fondre sur elle surtout dans le courant de ce siècle. Certes, il n'y aurait rien à redire contre ce plaidoyer patriotique, émané d'un citoyen de Bâle, que ses études elle-mêmes devaient conduire à exalter les avantages historiques, si l'auteur s'était borné là et n'avait pas émaillé son mémoire de considérations qui dépassent le but et d'appréciations fausses sur le rôle que doit jouer une institution fédérale de hautes études. Ses mérites historiques ne peuvent peser en aucune façon dans la balance; il en est comme de tant de choses qui ont joué un rôle dans l'histoire à cause des conditions existantes dans le passé, mais dont le changement a détourné le courant vital pour le reporter ailleurs. Il y a une foule de matrones extrêmement honorables, distinguées sous tous les rapports, vénérées par tout le monde, mais les épousera-t-on pour fonder un nouveau ménage et pour avoir de beaux enfants pleins de vie et de santé ?

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Quels arguments faut-il encore produire pour démontrer que la création d'une institution fédérale de hautes études doit nécessairement se faire dans la Suisse romande, que toutes les raisons politiques, scientifiques, littéraires, artistiques, parlent pour cet établissement, qui y trouvera, et notamment à Genève, toutes les conditions non-seulement de viabilité, mais encore de prospérité et de progrès? Faut-il répéter, et répéter encore, que les Allemands même, et surtout dans ce moment, où leur sentiment national est exalté par les victoires remportées, réclament à grands cris une transfusion des qualités précieuses de la langue, de la méthode et de la précision françaises, de ces qualités de forme enfin, qui leur font défaut suivant leur

propre aveu? N'est-ce pas le Secrétaire-Président perpétuel de l'Académie des Sciences de Berlin lui-même, qui réclamait, il y a quelques jours à peine, l'établissement d'une Académie allemande à l'instar de l'Académie française de Paris, et qui ne trouvait rien de mieux pour célébrer le jour de naissance de son empereur vénéré, qu'à se répandre en plaintes amères sur la nonchalance dans le style, sur l'absence de méthode et de goût dans les productions littéraires et scientifiques, sur la « robe de chambre et les pantoufles, » que l'on sentait dans les phrases, dans les livres et dans les cours? N'est-ce pas un des plus profonds scrutateurs de l'Allemagne scientifique qui s'écrie aujourd'hui : « Nos jeunes Allemands étudient pendant des années les classiques; mais leur manière de parler et d'écrire n'en est pas embellie le moins du monde; le seul fruit que portent les études sur Cicéron et Horace est un emboîtement torturé des phrases les unes dans les autres. »

Il me semble presque que le chauvinisme, détestable en lui-même, devient une véritable plaie lorsqu'il s'abat dans le domaine des hautes études, où devrait régner, avant tout, ce cosmopolitisme éclairé qui reconnaît qu'il n'y a ni une science allemande, ni une science française, anglaise ou italienne, mais qu'il n'y a que du bon et du mauvais, qu'on ne peut trier d'après l'étiquette linguistique qui est affichée à la bouteille, mais seulement d'après son contenu. Quand done reconnaîtronsnous, sans préjugés, que tout pays et toute langue ont leurs qualités et leurs défauts, et que, dans un pays mélangé de races et de populations diverses, le suprême but de tout homme de bien doit être d'arriver à une fusion des diverses qualités telle que les bonnes sont conservées, tandis que les mauvaises sont éliminées? Faut-il absolument repousser la belle forme lorsqu'on cultive de préférence le fond? La clarté nuit-elle à la profondeur, la méthode au sérieux de la recherche, l'exposi

tion facile et élégante à la connaissance des faits? Serait-ce nuisible aux gens de race romande que d'acquérir la ténacité dans la recherche, la connaissance des productions étrangères, le sérieux de la pensée scrutatoire qui, sans doute, sont l'apanage des races germaniques? Serait-ce préjudiciable aux Allemands que de s'approprier la précision du langage, la clarté de l'expression, la forme élégante de l'exposition méthodique, dans lesquelles excelle sans doute la race française ? Les Italiens disent: « Lingua toscana in bocca romana >> (langue toscane dans une bouche romaine), et ils prétendent que ce serait là le sublime pour leur belle langue si sonore et si mélodieuse. Serait-ce de trop si l'on disait que la « pensée allemande dans la forme française » serait ce que l'on pourrait atteindre de plus élevé dans les hautes études?

On nous dit, Messieurs, que jamais l'établissement d'une Université fédérale dans la Suisse romande ne pourrait atteindre son but, parce que les deux nationalités, mises sur le même terrain, se combattraient immédiatement, se tourneraient le dos et se renfermeraient chacune dans son cercle, sans en sortir. Adieu cette belle fusion que nous rêvons, nous autres utopistes! Adieu cette pénétration mutuelle des nationalités! L'étudiant et le professeur welches tourneront le dos au Suisse allemand, et celui-là crachera par-dessus l'épaule dès qu'il trouvera, à l'Université, des êtres qu'il salue comme frères et compatriotes lorsqu'il les rencontre dans les fêtes nationales!

Voilà une bien sombre prophétie dans la bouche d'un professeur d'histoire! Des compatriotes, unis par les mêmes institutions politiques, confédérés depuis des siècles, soudés ensemble par tant de sang versé sur les champs de bataille, par tant de dangers conjurés en commun, ces confrères peuvent bien s'aimer dans le lointain, mais doivent se détester

lorsqu'ils cultivent en commun tout ce qu'il y a de plus élevé, lorsqu'ils devraient, au contraire, se rapprocher dans les mêmes études, dans les mêmes pensées! Ignorants et simples paysans, on peut encore s'aimer; - gens cultivés et lettrés, on doit se haïr! Ne dirait-on pas une traduction de ce vieux refrain populaire allemand:

Plus le clocher est élevé, plus la sonnerie est belle !

Plus je suis loin de ma bien-aimée, plus mon plaisir est grand!

Comment est-il possible de nier jusqu'à ce point la puissance civilisatrice des études supérieures, l'influence bienfaisante qu'exerce, sur ceux qui la poursuivent, la culture des sciences, des lettres, des arts, de toutes ces nobles professions qu'on a appelées à juste titre les professions libérales? Tout ce qui peut purifier l'âme, élever la pensée, augmenter les connaissances, fortifier le cœur, ne servirait donc qu'à remplacer une noble émulation par une basse jalousie, à emflammer et à nourrir le brandon de discorde? On sent, au fond de cette prophétie, cette sombre idée qui envisage toutes les sciences, les lettres et les arts comme des œuvres du malin esprit, qui se donne à tâche de séduire par les attraits des plaisirs intellectuels et par les enivrements de la pensée, et qui crie du haut de sa chaire aux sciences: Retournez votre char de triomphe! et aux arts: Cachez-vous dans les mystères, dont vous n'auriez jamais dû sortir!

Je vais plus loin, Messieurs, et j'ose dire que l'établissement de l'Université fédérale dans la Suisse romande, si jusqu'à présent il n'avait été qu'une œuvre de justice vis-à-vis de cette partie de la Confédération, si négligée par elle, est devenu maintenant une nécessité urgente. On ne peut méconnaître que la position de la France et des pays qui parlent la même langue a été singulièrement ébranlée dans ces dernières

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