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mémorable est l'histoire du soufflet, consacré par une pièce de vers:

Huc vos, Musæ omnes, vos Pindi gloria poscit :
Percutimur sacri, media inter pocula, vates.

Quæ fuit illa manus tam barbara? quæ Dea, tantum
Ausa nefas, nostros violavit verbere vultus?

« A moi, Muses, au secours, accourez toutes! il s'agit de l'honneur du Pinde: nous, poëte sacré, nous sommes frappé au milieu du festin. Quelle est cette main si barbare? Quelle déesse, se portant à un tel sacrilége, a déshonoré notre visage de ses coups?... »

C'était tout simplement madame la Duchesse qui, à table et la conversation s'échauffant sur ce que Santeul avait toujours oublié de la chanter au milieu des merveilles de Chantilly, lui avait donné un soufflet en plein visage. Ce jour-là Santeul fut près de se fâcher, et sa belle humeur hésita un peu; mais madame la Duchesse ayant pris un verre d'eau le lui jeta incontinent au visage en disant : « C'est la pluie après le tonnerre. » Le second outrage raccommoda le premier, et le tout finit par des rires et des chansons. 11 fut convenu que ce soufflet de Santeul, faisait pendant au baiser autrefois donné par une grande princesse à maître Alain endormi.

La duchesse du Maine, qui, dans les premières années de son mariage, s'essayait dès Chantilly à ce long enfantillage de Sceaux, et qui avait pris pour nom de guerre un nom de nymphe de son invention, Salpetria, lutinait tout le jour Santeul, qui entrait tête baissée dans la plaisanterie. On ne lui donnait point l'exemple de la mesure, et il la perdait à tout moment. Il s'émancipait et jouait tout de bon comme s'il n'avait pas été avec des princes. Il alla un jour jusqu'à faire des vers contre une dame de ce grand monde à laquelle sans doute il n'agréait pas. M. le Prince se fâcha de la li

cence; madame du Maine lui dit de prendre garde à ses deux oreilles, s'il s'avisait de montrer la pièce satirique. Le poëte, à son tour, avait ses susceptibilités et ses ombrages, et l'effarouchement succédait tout d'un coup chez lui au trop de privance. La Bruyère, chargé de raccommoder ces petites déchirures, écrivait à Santeul, ou le chapitrait quelquefois dans l'embrasure d'une croisée ; mais Santeul était difficile à former, et il fallait toujours en revenir sur son compte à cette conclusion du grand moraliste et du censeur amical, qui lui disait : « Je vous ai fort bien défini la première fois : vous êtes le plus beau génie du monde et la plus fertile imagination qu'il soit possible de concevoir; mais pour les mœurs et les manières, vous êtes un enfant de douze ans et demi. »

Cette insigne faveur de Santeul à Chantilly faisait grand bruit dans la rue Saint-Jacques et ailleurs, et ne daissait pas de donner quelque jalousie : « Santeul est fier, Santeul nous néglige depuis que des Altesses lui font la cour; il ne daigne plus venir même à Bâville, il ne s'abaisse plus jusqu'à nous. » Ainsi disait-on en bien des lieux. C'est alors qu'un léger incident survint, qui amena autour du nom et de la personne de Santeul la plus formidable querelle qu'on pût imaginer.

M. Arnauld était mort à Bruxelles le 8 août 1694; son cœur, selon le vœu des religieuses de Port-Royal-desChamps, fut rapporté parmi elles. On demanda une épitaphe à Santeul, on l'invita à venir à Port-Royal, où il était déjà allé. Il avait connu M. Arnauld, il l'avait aimé, il fit une belle épitaphe. Les derniers vers surtout étaient bien; il y disait que ce cœur, qui revenait porté sur les ailes de l'Amour divin, n'avait jamais été absent en réalité de ces lieux chéris :

Huc cœlestis Amor rapidis cor transtulit alis,

Cor nunquam avulsum, nec amatis sedibus absens.

Mais il y avait d'autres choses encore dans l'épitaphe; il y disait d'Arnauld qu'il revenait de l'exil, ayant triomphé de ses ennemis, exul, hoste triumphato; il l'appelait le défenseur de la vérité, l'oracle du juste:

Arnaldus veri defensor, et arbiter æqui.

La traduction qui courut en vers français étendait et aggravait encore ces endroits. Au bruit de cette épitaphe, les Jésuites firent les furieux contre Santeul; le Père Jouvency lui écrivit une lettre qu'on ne peut croire qu'à demi sérieuse, mais que Santeul prit au plus grave: « On m'a dit, lui écrivait ce Père, que vous aviez fait une épigramme à la louange de M. Arnauld; je vous ai défendu autant que j'ai pu; j'ai dit qu'il n'y avait pas d'apparence que M. Santeul, sachant bien que M. Arnauld est mort chef d'un parti déclaré contre l'Église, étant lui-même ecclésiastique et d'un Ordre dont la doctrine a toujours été sans reproche, eût voulu louer t préconiser un hérésiarque, reconnu par l'Église et la France pour tel, et que si le roi savait cela, etc... »

Santeul effrayé, et qui avait une pension du roi de huit cents livres, s'excusa en paroles, désavoua les vers comme il put; mais Jouvency voulait une rétractation non pas seulement verbale, mais écrite. Que faire? Se déclarer contre M. Arnauld? Santeul se révoltait à cette idée. Son cœur saignait, sa tête se troublait. Il s'adressait à tous les Pères Jésuites de sa connaissance, il leur disait ce qu'il écrira un peu après au Père de La Chaise et à Bourdaloue, pour expliquer son épitaphe. Il n'avait pas voulu dire par hoste triumphato que M. Arnauld eût triomphé des Jésuites, ni en général de ceux qui l'avaient fait sortir de France, mais bien de Claude et Jurieu et des Protestants; cela n'avait pas été saisi par le traducteur en vers français, et le scandale venait de cette traduction vraiment séditieuse. Veri defensor

ne se rapportait également qu'à l'ouvrage d'Arnauld De la Perpétuité de la foi; arbiter æqui n'était qu'un pléonasme poétique dont il ne fallait pas trop demander compte. Cependant, sur ce premier trouble du pauvre Santeul, un jeune Jésuite, régent à Rouen, le Père Du Cerceau, lança une pièce en vers glyconiques et asclépiades intitulé Santolius vindicatus, qui courut manuscrite et vint siffler comme une flèche à l'oreille de l'imprudent. C'était la première attaque ouverte d'un Jésuite contre lui. Il n'y tint pas et courut au Collége des Pères, criant merci et miséricorde. Il se décida à écrire une première, puis une seconde Épître ou palinodie en vers au Père Jouvency. Il cherchait à couvrir le vague et l'indécis de sa rétractation par le pompeux des éloges décernés aux Rapin, aux Commire, aux La Rue, à toute la Société; il fallait bien pourtant aborder ce point délicat d'Arnauld auquel on le ramenait toujours. Vers la fin de la seconde Épître, il disait en un endroit :

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c'est-à-dire : « Atteint de ce foudre du Vatican, si grand et si illustre Docteur que tu sois, ô Arnauld! tu n'aurais plus raison à mes yeux. » Les Jésuites voulaient quelque chose de plus positif, de moins conditionnel, et qu'il mît sapias au lieu de saperes, c'est-à-dire : « Tu n'as plus raison à mes yeux. » Le pauvre Santeul fit deux copies, l'une où était saperes pour les amis de M. Arnauld, l'autre sapias pour les Jésuites.

Il y avait des moments où il essayait d'emporter le tout d'un air dégagé : « Voilà bien du bruit, disait-il, pour six méchants vers que j'ai faits en badinant sur

le bord d'un étang. Mais ce ton-là ne réussissait pas.

Au nom des amis de M. Arnauld, Rollin, de son côté, s'enhardissant sous l'anonyme, lançait le Santolius pœnitens où il évoquait l'ombre du célèbre Docteur, qui reprochait tendrement et avec pathétique à Santeul son ingratitude et son reniement. Boivin jeune traduisait la pièce de Rollin en vers français, et dans le premier moment on disait que la traduction était de Racine.

Santeul était bien malheureux et ne savait par où faire sa retraite. Toute la jeune cavalerie légère des Jésuites (pubes jesuitica sagittaria, comme il l'appelait) était à ses trousses et le houspillait. Les rieurs du dehors faisaient courir d'autre part des vers français, et pas trop mauvais, censés fait par les Jansénistes courroucés il était entre deux feux; ou encore, comme on lui faisait dire en une métaphore gastronomique qui lui allait bien «Que suis-je pour décider sur de si grands débats? De côté et d'autre j'aurais été écrasé; je suis la gaufre. »

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Un petit livret très-spirituel, publié en 1696, qui donne l'Histoire de ces troubles, nous le représente ainsi au plus fort de la crise :

<«< 'Il était dans des transes mortelles, écrivant à tous les Jésuites de ses amis pour leur demander quartier; il croyait voir partout le Santolius vindicatus imprimé; et le moindre Jésuite qu'il rencontrait, il l'abordait brusquement, et, le reconduisant d'un bout de Paris jusqu'au collége, il lui faisait ses doléances avec le ton, l'air et les gestes que ceux qui ont l'avantage de le connaître peuvent s'imaginer; et criant à pleine tête, il récitait par cœur l'Apologie qu'il venait de donner au public, appuyant surtout sur ces endroits qu'il répétait plusieurs fois : Veri sanctissima custos, docta Cohors, etc., etc. (et autres passages en l'honneur de la Compagnie)... Enfin il fallait l'écouter bon gré, mal gré; et fut-ce le frère cuisinier des Jésuites, rien ne lui servait de n'entendre pas le latin de sorte que le chemin n'était pas libre dans Paris à tout homme qui portait l'habit de Jésuite. Santeul les attendait au passage, et, se jetant à la traverse, les poursuivait son Apo

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