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poétes l'un péchoit par excès, & l'autre par defaut; l'un avoit trop d'imagination, ou du moins s'y livroit trop ; & l'autre en avoit trop peu, ou pour mieux dire, en manquoit abfolument. Le Pere le Moine étoit monté fur un bon cheval; mais fort fougueux & qu'il ne favoit pas gouverner. Pour Chapelain, il auroit bien fü gouverner le fien; mais le pauvre homme étoit à pied.

Cette comparaifon fert à prouver que le genie eft abfolument neceffaire; lorfqu'il eft queftion de produire & de compofer. Sans lui on n'enfante rien qui ait de l'élevation & de la vie. Vers, Tableaux, Mufique, quoi que ce foit à quoi l'on travaille; on n'y réüffit qu'à proportion qu'on y aporte un genie heureux. Mais il faut que le genie foit reglé par un difcernement fage & éclairé. Sans ce dif

cer

cernement on fe livre imprudemment à la fougue impetueufe d'une folle yvreffe on en adopte fans choix toutes les faillies. Au lieu de s'attacher à la Nature; on en fort à chaque pas. Le Genie feul ne fait pas s'arreter aux bornes de la veritable beauté; le Goût feul abbandonné du genie connoît ces bornes, mais il n'a point affez de force pour y arriver & demeure bien loin en deça. C'eft l'union de ces deux talens qui fait exceller & c'eft parce qu'ils font rarement enfemble , que l'on voit fi peu de gens. qui excellent.

Lors qu'il n'eft question que d'apprecier les ouvrages que les autres ont compofez, le genie n'eft plus fi neceffaire à beaucoup près. Il fuffit du goût fortifié par la con noiffance des regles de l'art.

$ 2 S XXXVI:

L

§. XXXV I.

T'u goût.

E Goût fi neceffaire pour bien aprécier les productions de l'efprit, eft un difcernement delicat, vif, net, & précis de toute la beauté, la juftefte des pensées & des expreffions. Le favant hom me qui me fournit cette definition, eft d'autant plus croyable fur cette matiere que c'eft un de nos écriváins qui a fait le plus d'ufage de ce goût qu'il décrit ainli.

Le Goût diftingue ce qu'il y a de conforme aux plus exactes bienféances, de propre à chaque caractere, de convenable aux differentes circonstances. Et pendant qu'il remarque, par un fentiment fin & exquis les graces, les tours, les manieres > les expreffions les plus

plus capables de plaire, il apperçoit aufli tous les defauts qui produifent un effet contraire & il demêle en quoi précisément ces deffauts confiftent & jufqu'où ils s'écartent des regles feveres de l'Art & des vrayes beautez de la Nature. Cette heureufe qualité que l'on fent mieux qu'on ne peut la definir, est moins l'effet du genie que du jugement & d'une efpece de raifon naturelle perfectionnée par l'étude. Elle fert dans la compoficion à guider l'efprit & à le regler. Elle fait ufage de l'Imagination; mais fans s'y livrer, & en demeure toujours maîtreffe. Elle confulte en tout la Nature, la fuit pas-à-pas & en est une fidele expreffion. Sobre & retenue au milieu de l'abbondance & des richelles, elle difpenfe avec mefure & avec fageffe les beautez & les graces du difcours. Elle ne fe laiffe jamais éblouir par le faux, S 3 quel

quelque brillant qu'il foit; elle est également bleffée du trop & du trop peu. Elle fait s'arreter precifément où il faut & retranché fans regret tout ce qui eft au delà du beau & du parfait. Ce goût fimple & unique dans fon principe fe varie & fe multiplie en une infinité de manieres; en forte pourtant que fous mille formes differentes,

en

profe ou en vers, dans un ftyle étendu ou ferré, fublime ou fimple, enjoué ou ferieux, il est toujours le même, & porte par tout un certain caractere de Vrai & de Naturel, qui fe fait d'abord fentir à quiconque a du difcernement, On ne peut pas dire que le ftyle de Pafchal, de Voiture, de Patru, de Flechier, de Boffuet, du Pere Daniel, de Defpreaux, de Racine, de la Fontaine, &c. foit le même. Ils ont tous néanmoins une certaine teinture d'efprit qui leur eft

com

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