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mes plaintes le moindre amour-propre blessé, on pourrait à bon droit m'accuser d'ingratitude; j'y reviens aussi sans la plus petite intention maligne (le sarcasme et la raillerie sont bien loin de mon cœur); enfin j'y reviens, parce que je ne crois pas inutile d'y revenir. Qu'est-ce partout que la société humaine? un troupeau de moutons conduit par quelques chefs. Qu'il y ait à Guernesey deux ou trois personnes animées d'un esprit vraiment libéral, et que ces personnes prennent l'initiative de la réforme, les moutons de Panurge suivront.

Il n'existe à Guernesey aucun lieu public de réunion. Le théâtre est constamment fermé, et lorsqu'il s'ouvre par hasard pour une troupe d'acteurs en voyage, les loges sont à-peu-près vides, on n'y voit qu'un très petit nombre de représentants de la société élégante. Il n'y a point de cercles où les hommes aillent causer des nouvelles du jour, après dîner, en fumant un cigare. Il n'y a point de promenade où les dames et les messieurs puissent se rencontrer. Enfin, il n'existe ni matinées ni soirées de réception. Alors, où se voit-on ? On se voit dans la rue. C'est là qu'on se rencontre et qu'on cause. Un certain nombre de jeunes gens et de demoiselles de la meilleure société n'ont pas d'autre occupation pendant une bonne partie de la journée, que de descendre et de remonter High Street ou Grange Road. Et certes ils ont raison; je ne les blâme

point; il faut bien faire connaissance quelque part. On ne peut guère aller voir les gens chez eux, car il n'y a point de jour de la semaine où ils restent dans leur salon pour y recevoir leurs amis, et en multipliant des visites irrégulières qui peuvent n'être agréables qu'à moitié et dont la civilité exige le retour, on serait indiscret et importun. D'ailleurs, les hommes occupés n'ont pas le temps de faire des visites le jour. C'est le soir qu'on appartient au monde ; c'est le soir qu'on voudrait pouvoir aller passer une demi-heure chez celui-ci, une heure chez celui-là, cultiver une connaissance agréable qu'on a commencée la veille, reprendre un entretien intéressant qu'on a interrompu, resserrer les liens d'une amitié que l'absence de relations affaiblit, et qu'une séparation-éternelle demain-achèvera de dissoudre.

Hélas! cette belle liberté, on n'en a pas seulement l'idée. On ne connaît ici que les invitations spéciales et extraordinaires, les invitations qui se renouvellent une fois, deux fois dans le courant d'une saison; puis, c'est tout. Lorsqu'on a passé la soirée quelque part, et que huit jours après on est allé déposer sa carte entre les mains du domestique qui vous a dit que ni Monsieur ni Madame n'était à la maison, on rentre dans son isolement, et en voilà pour plusieurs mois, peut-être pour l'année, de cessation complète de tous rapports avec cette famille-là!

Je n'ai pas le cœur d'insister sur ce cruel état de choses. J'aime mieux dire comment on pourrait, selon moi, l'adoucir et l'améliorer.

Il ne faut rien supprimer de ce qui existe. Les invitations spéciales à des soirées extraordinaires, musicales ou dansantes, grandes ou petites, et terminées par un souper, sont fort agréables, et je serais, pour ma part, bien fâché d'en être privé. Mais ne pourrait-on pas avoir en même temps des invitations générales à quelques soirées ordinaires de simple visite et de simple conversation?

Il me semble que rien ne serait plus facile à établir. Il suffirait que les personnes qui occupent ici les premières positions sociales consentissent à recevoir une fois par semaine. On n'aurait pas à craindre la trop grande affluence des visiteurs; car il n'y aurait dans ces soirées rien de ce qui attire le monde: ni musique, ni souper. On viendrait pour se voir, causer quelque temps ensemble; on entrerait librement et on sortirait librement.

Je sais bien que l'obligation de rester chez soi, à certains jours fixes, pour recevoir, est assujetissante. Mais il faut savoir se gêner un peu dans ce monde. Les Anglais ne seraient-il pas trop jaloux de leur indépendance individuelle ? ne serait-ce pas pour cela qu'ils entendent moins bien que les Français la vie de société ? L'île de Guernesey est une terre libre, située entre

l'Angleterre et la France; elle est anglaise, et je l'en félicite; mais elle a la fière et noble prétention d'avoir sa physionomie originale, de ne pas être purement et simplement anglaise, et je l'en félicite encore plus. Son devoir est d'unir dans une heureuse harmonie les mœurs, le caractère, l'esprit, les coutumes et la langue des deux nations, d'emprunter à l'Angleterre ce qu'elle a de bon et à la France ce qu'elle a de bon.

Les sociétés éloignées des grands centres du mouvement intellectuel prennent beaucoup trop aisément leur parti de la somnolence relative à laquelle leur isolement les condamne. J'entends dire sans cesse: "Guernesey est un petit endroit; comment pouvez-vous vous attendre à y trouver beaucoup de vie sociale et intellectuelle?" Les personnes qui parlent ainsi font injure à Guernesey. Il est vrai, Guernesey est un petit endroit ; mais qu'est-ce que cela fait ? Ce petit endroit est rempli d'intelligences et de talents. Me permettra-t-on quelques personnalités qui n'ont rien que d'aimable? Mes collègues du Collége Elisabeth, à commencer par notre spirituel Principal, sont des hommes d'une instruction supérieure, sortis des premières universités d'Angleterre ; notre Bailli a tout lu, je crois; sa conversation serait une mine inépuisable d'informations curieuses sur tous les sujets; notre Consul conserve sous ses cheveux gris le feu de la jeunesse, il est un de ces esprits libé

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raux qui seraient disposés à prendre ici l'initiative de toutes les réformes, si seulement ils se sentaient appuyés ; je n'ose rien dire de notre nouveau Gouverneur que nous connaissons encore à peine; mais il y a à Guernesey, qu'on le sache bien, des personnes de la plus rare distinction d'esprit je n'en veux pour preuve que quelques-unes des lettres qu'on lira dans ce volume. Pourquoi toutes ces lumières resteraient-elles cachées sous le boisseau, ou pourquoi ne luiraient-elles que dans le cercle étroit des familles? Pourquoi ne se formerait-il pas ici comme ailleurs une petite société d'élite, qui se rencontre souvent, échange ses connaissances, ses idées, cause des nouvelles politiques et littéraires du jour? Je déclare que pour moi je ne sais plus rien de ce qui se passe dans le monde des vivants, et quand je rentrerai en France, on me prendra pour un homme qui tombe de la lune. Mes idées, ne se communiquant à personne, sont devenues, j'en ai peur, étroites, fausses, paradoxales, bizarres, et elles ne font que tourner sur ellesmêmes assez mélancoliquement, comme un écureuil dans sa cage.

Et maintenant, j'espère que voilà une préface sans méchanceté, et que la société de Guernesey ne va pas me dévorer une troisième fois. Pour moi, je ne l'ai jamais dévorée. J'ai seulement pris la liberté de lui dire

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