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pagnement de la danse, et comme une humble servante de la voix humaine, cet instrument plus merveilleux et plus suave que tous les pianos de Pleyel? Quoi! parce que Raphaël, Rembrandt, Michel-Ange, Rubens, ont laissé sur la toile d'immortels chefs-d'œuvre, il faudra briser nos palettes et nos pinceaux, jeter au feu nos albums, et nous interdire, comme une espèce de sacrilège, la hardiesse de peindre et de dessiner? Quoi! parce que Molière et Shakespeare ont écrit, un rimeur improvisé ne pourra pas, le soir d'une noce ou d'un baptême, réciter, aux applaudissements de tous les convives, les vers boiteux de quelque brave chanson? Vous ne le pensez pas, Mesdemoiselles; faites-moi (je vous le demande comme une grâce) l'honneur de croire que je ne le pense pas non plus. Continuez à charmer nos salons comme femmes du monde ; charmez-les en même temps comme femmes instruites; mais n'ambitionnez pas la gloire périlleuse de les éblouir comme femmes savantes. Si vous me permettez une expression trèsvulgaire, mais tellement consacrée par l'usage qu'elle vient toujours sur les lèvres quand on parle de l'éducation de votre sexe, j'oserai vous dire en terminant : Ayez des bas bleus, il n'y a pas de mal à cela, je connais des femmes qui en médisent mais qui voudraient bien en avoir; portez de bons bas bleus, mais ce n'est pas joli ayez toujours bien soin que vos robes les cachent.

19 Novembre.

QUATRIÈME CAUSERIE.

La langue anglaise et la langue française.-Les prosateurs anglais et les prosateurs français.-Châteaubriand considéré comme écrivain.Critique de son idée du style.-Une erreur de sa critique.-Racine et Shakespeare.

MESDEMOISELLES,

La prose française a la réputation d'être la plus belle de l'Europe. Cette réputation, cela va sans dire, lui a été faite à l'étranger, et non pas seulement en France, où elle ne prouverait rien. Je ne puis malheureusement comparer la prose française ni à la prose allemande, ni à la prose espagnole, ni à la prose italienne, ni à la prose russe, qu'un Français fort en russe et très-fort en français, M. Mérimée, ne trouve inférieure à aucune autre prose. (1) Mais je puis, avec votre aide et en vous (1). Pourquoi Mademoiselle votre fille n'apprend-elle pas le russe ? C'est la plus belle langue de l'Europe, sans excepter le grec. Elle est bien plus riche que l'allemand et d'une clarté merveilleuse. Vous savez qu'on peut comprendre tous les mots d'une phrase allemande, sans se douter de ce que l'auteur a voulu dire. Mon ami Mohl, Wurtembergeois de nation, s'excusait de ne pouvoir me traduire une phrase d'un de ses compatriotes, parce que cette phrase était dans la préface, et qu'il aurait fallu líre ses douze volumes pour bien en pénétrer le sens. Cela n'arrive pas en russe. Et comme la langue en est à cette époque de jeunesse où les pédants n'ont pu encore introduire leurs règles et leurs fantaisies, elle est admirablement propre à la poésie. Il y a un grand poète et un autre presque aussi grand, tous les deux tués en duel trèsjeunes. De plus un grand romancier; c'est mon ami Tourguenef. (Lettre de M. Mérimée, à M. A. S., du 10 Février, 1869.)

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priant de me corriger si je me trompe, essayer de comparer la prose française et la prose anglaise.

Si nous comparons d'abord les instruments dont les prosateurs de l'une et de l'autre nation se sont servis, je veux dire les deux langues, il ne me semble pas que la supériorité soit avec tant d'évidence du côté de la langue française. Votre langue me paraît plus riche, plus pittoresque, plus énergique, plus souple, plus concise et tout aussi précise. Elle possède une quantité de monosyllabes expressifs, de mots qui font image, d'expressions consacrées, si frappantes et si justes qu'on ne saurait les remplacer, si idiomatiques qu'on ne saurait les traduire. Elle est bien plus aisée à manier que la langue française; elle n'a pas les caprices et les délicatesses de cette grande dame; elle ne craint pas autant les répétitions du même mot, les retours du même son, les entrecroisements de phrases incidentes, les cascades de pronoms relatifs. Moins préoccupée d'éviter les petits défauts, elle est plus libre dans l'expression de la beauté et de la vérité. La grammaire anglaise est simple et logique; elle n'est pas encombrée de cette multitude de règles bizarres et d'inexplicables exceptions dont notre grammaire est remplie, et qui font le désespoir des braves étrangers assez bons et assez polis pour croire que nous autres Français nous connaissons toutes ces règles et toutes ces exceptions. Votre division des noms en trois genres, masculins, féminins, neutres, la dernière catégorie comprenant toutes les choses inanimées à l'exception du royal paquebot qui nous apporte nos lettres, nos journaux, nos amis, et nous met en communication avec la vie universelle, cette division, dis-je, est toute conforme à la nature et à la raison; elle facilite l'expression de la pensée, répand de la clarté dans le style, épargne à l'écrivain bien de la peine

pour éviter les équivoques. Le seul point où la langue anglaise me semble pauvre et décidément inférieure, ce sont les conjugaisons; elle abuse des verbes auxiliaires, elle n'a qu'une forme de prétérit et point de futur: voilà d'étranges et graves lacunes; mais c'est, je crois, la seule partie défectueuse de cet admirable instrument. Brève et impérative, la langue anglaise est faite ponr le commandement; coulante et souple, elle se prête à la conversation et à l'éloquence improvisée ; vive et colorée, elle est à la hauteur des imaginations les plus riches, en même temps que sa clarté, non moindre à mon avis que la clarté proverbiale du français, la rend propre aux sciences et à la philosophie.

Si nous comparons maintenant les prosateurs des deux contrées, je ne vois pas que l'Angleterre ait à redouter cette comparaison. Dans l'éloquence politique, si Burke et les deux Pitt ont des rivaux, c'est dans la Chambre des Communes ou dans celle des Lords qu'il faut les chercher; dans l'éloquence religieuse, vous avez tous les styles: la faconde populaire de Spurgeon, le langage élevé et poétique de l'évêque d'Oxford, la grave pensée de Robertson. Ouvrez le chef-d'œuvre de Dickens, relisez la première rencontre de David Copperfield avec sa tante, la description de son ménage, la mort de Dora, le départ du vieux Peggotty qui ressemble au roi Lear lorsqu'il se met en route à travers le monde à la recherche d'Emilie, le récit de la tempête où meurt Steerforth, beau comme le Satan de Milton, ou plutôt relisez d'un bout à l'autre cette admirable épopée en prose, dont l'auteur, égal aux plus grands poëtes, semble avoir voulu peindre dans le même tableau tous les caractères, toutes les passions, toutes les joies, tous les deuils, tous les ridicules, tous les contrastes et toutes les situations possibles de la

vie, et dites-moi si vous connaissez en France un écrivain, poëte ou prosateur, qui sache, comme Dickens, nous jeter presque simultanément dans la gaieté la plus franche et dans l'émotion la plus vive, dans les sanglots, dans les éclats de rire et dans l'ivresse de l'admiration. Le flegme du caractère anglais a produit une espèce particulière de style et développé tout un genre de prose qui n'existent pas dans la littérature française: je veux parler de l'ironie prolongée et soutenue, telle que les lettres de Junius, les pamphlets de Swift, ses impayables Directions aux domestiques et généralement tous les ouvrages de l'auteur de Gulliver nous en offrent le modèle. Le style de Voltaire dans ses romans et dans ses controverses, ce n'est pas l'ironie, c'est le persiflage: ce qui est très-différent et bien moins beau. On peut en dire autant du style de Courier. Le style de Pascal dans ses Lettres provinciales, c'est l'indignation, la risée, la colère, le mépris passionné, dans les dernières lettres une véhémence digne de Démosthène, dans les premières un comique digne de Molière; ce n'est pas précisément l'ironie. Même remarque à faire, au comique près, pour le style de Victor Hugo dans ses pamphlets politiques. La véritable ironie est calme et froide, mais calme comme la surface de l'océan prêt à se soulever, froide comme la neige qui couvre un volcan; il n'y a, je crois, que la langue anglaise qui se prête à ce style, et que les Anglais qui en soient capables:

"I have had the honour of much conversation with his Lordship, and am thoroughly convinced how indifferent he is to applause and how insensible of reproach. . . He is without the sense of shame or glory, as some men are without the sense of smelling; therefore a good name to him is no more than a precious ointment would be to

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