Page images
PDF
EPUB

fût-ce que dans un rêve ou à travers un brouillard, ces idées nouvelles qui, parties un jour de différents points de l'Europe, mais de l'Allemagne surtout, ont fait leur chemin peu à peu, et, à l'heure où nous sommes, ont réformé la pensée humaine? J'ai cru que sur tout cela vous pouviez avoir quelque chose à apprendre; voilà pourquoi j'ai choisi un plan qui me permît d'en causer avec vous sans pédanterie et pourtant sans négligence, sans aucun ordre assujettissant ni strict, et néanmoins sans confusion. Maintenant, entendez-moi bien : ces idées générales ne supposent pas, chez ceux qui les possédent, la moindre supériorité d'intelligence; l'absence de ces idées n'implique pas la plus petite infériorité; mais il y a des endroits où on les respire, pour ainsi dire, avec l'air, où elles se mêlent à tous les bruits de la rue, où on en est assourdi, obsédé, poursuivi jusqu'au foyer de la famille et jusque dans les temples; il y a d'autres lieux où elles ne se révèlent qu'aux personnes qui les cherchent, et où celles qui en ont été fatiguées pendant des mois ou des années, sont heureuses, pour quelque temps, de n'entendre à leur place que le bruit du vent qui passe et le murmuré de l'océan.

*L'humilité est le seul sentiment qui nous conviene à tous. Cependant il est délicieux d'être loué, qu'ind l'éloge est sincère et n'est pas un vain compliment. Pour moi, je ne connais rien de plus doux que de recevoir des éloges de la sorte, si ce n'est peut-être l'en donner. Ne croyez pas ce que je vous ai dit pour rire, que j'avais l'esprit satirique. Je n'accepte pas cette réputation. En marge de vos compositions vous ne trouverez jamais de madrigaux, mais vous trouverez des remarques approbatives, faites avec la joie la plus sincère, toutes les fois que je rencontrerai du talent,

des idées ou de l'esprit. Cette correspondance individuelle n'aura rien dont votre modestie doive s'alarmer. Pourquoi me refuserais-je le plaisir de dire aussi une fois devant vous toutes le bien que je pense de vous, et après avoir parlé de ce qui peut vous manquer, pourquoi me tairais-je sur les qualités excellentes dont vous êtes manifestement ornées ? J'ai rencontré chez les Anglaises des îles, chez celles qui n'ont pas voyagé sur le continent, et qui n'ont guère l'occasion d'entendre et de parler ici le langage du marché ni celui de la cour, une connaissance du français qui m'a toujours surpris; cette connaissance prouve à elle seule quel soin vous êtes capables d'apporter dans vos études. Ne pensez pas que les Françaises apprennent à parler l'anglais avec une grammaire et des livres, comme beaucoup d'entre vous ont appris à parler le français: il n'y a en France de personnes pouvant parler un peu d'anglais, que celles qui l'ont puisé à des sources vivantes. J'ai rencontré chez les dames et les demoiselles de Guernesey un amour grave de l'étude, un esprit naturellement tourné vers les pensées sérieuses, un désir de savoir qui est les trois-quarts de la science, une curiosité noble, élevée, exempte d'injuste prévention, à l'endroit de tout ce qu'on écrit, de tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on pense, beaucoup de connaissances et beaucoup de lecture.*

Ces explications suffisent pour dissiper tout malenteudu entre nous. Je me suis prosterné dans la poussière, suivant le conseil de Châteaubriand, et je n'ai pas craint de jeter sur vous quelques poignées de la cendre dont je me couvrais moi-même. Je vais maintenant me relever et continuer mon voyage. Mais, avant de me remettre en route, je ne puis m'empêcher de vous

faire part d'un motif de tristesse et d'appréhension que j'ai au cœur, afin de me soulager un peu en vous le communiquant. Pardonnez, si je vous parle encore de moi; il faut bien que je vous parle de moi aujourd'hui, puisque je fais mon apologie.

Je suis très-sensible à l'opinion publique, très-sensible surtout à votre opinion. Après que j'ai parlé, j'interroge en tremblant à droite et à gauche, pour connaître l'effet de mes paroles, pour me réjouir des approbations et faire mon profit des critiques. J'entends dire que mes leçons ont intéressé, et cela me donne du courage et me fait grand plaisir; j'entends dire qu'on m'a trouvé trop personnel, et je tâche de me corriger de ce défaut; j'entends dire qu'on m'a trouvé trop sarcastique, et réfléchissant qu'après tout il pourrait bien y avoir quelque chose de fondé dans cette accusation, je veille soigneusement sur moi pour n'y plus donner prise. Mais, vous l'avouerai-je ? je suis parfois tenté de partager l'indifférence que bien des gens professent pour l'opinion publique, mais que personne n'éprouve, quand je vois à quel point cette voix de la multitude, qui après tout n'est pas infaillible, peut travestir et défigurer la vérité. N'a-t-on pas dit que, dans ma première leçon, je vous avais traitées d'ignorantes? n'a-t-on pas employé une autre épithète encore, que je ne veux pas répéter? Ce n'est pas vous que j'en accuse, c'est l'infirmité de la nature humaine; les esprits assez fermes pour conserver en toutes choses le sentiment des degrés, le sentiment des nuances, sont extrêmement rares; le monde est plein de jugements absolus; il est bien plus facile de résumer les paroles d'un homme en un seul mot court et injuste, que d'entrer dans les détails qui expliquent sa pensée et peuvent la justifier. L'hiver dernier, j'ai fait une

conférence publique sur Alfred de Musset (1); je disais qu'Alfred de Musset représente plus fidèlement et possède plus complétement les diverses qualités de l'esprit français qu'aucun autre de ses grands contemporains : il s'est trouvé des gens pour dire qu'Alfred de Musset était selon moi un plus grand poëte que Lamartine et que Victor Hugo. Je ne manque pas une occasion de saluer Victor Hugo comme le prince et le chef de la poésie contemporaine: il se trouve des personnes pour dire que je suis un adorateur du demidieu de Hauteville House. Eh bien! il faut que vous le sachiez et que vous le répétiez, je parle toujours de Victor Hugo avec respect, parce que je suis pénétré de la vérité de ces paroles de Salvandy: "La jeunesse a besoin de respecter quelque chose; ce sentiment est le principe de toutes les actions vertueuses, il est le foyer d'une émulation sainte qui agrandit l'existence et qui l'élève; quiconque entre dans la vie sans payer un tribut de vénération la traversera tout entière sans en avoir reçu"; je parle de Victor Hugo avec admiration, parce que je sens vivement la vérité de ces belles paroles de Châteaubriand: "Quoi de plus doux que l'admiration? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au culte; on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie"; mais je parle en même temps de Victor Hugo avec liberté, parce que je ne suis ni un partisan de toutes ses idées, ni un admirateur absolu de ses œuvres, parce que je tiens, à Guernesey surtout, à me séparer

(1) C'est la première des trois Conférences publiques imprimées à la fin du volume.

nettement du troupeau des adulateurs, et à ne pas mêler mon encens aux flatteries dont il a été trop longtemps et dont il est encore trop souvent l'objet. Dans ma dernière leçon, j'ai développé cette vérité banale comme la lumière du jour, que le catholicisme est plus poétique que le protestantisme: on a dit déjà, non pas ici, mais au dehors, que le catholicisme est selon moi plus vrai que le protestantisme. Que voulez-vous que je réponde à de pareilles accusations ? Tout ce que je puis faire, c'est de vous les signaler et de passer mon chemin.

Cependant, je l'avoue, dans ces méprises si graves, la faute n'est pas toujours à l'opinion publique. Mon examen de conscience ne serait pas complet, mon humiliation serait imparfaite, il manquerait quelque chose à mon repentir, si je ne m'accusais pas, en finissant, d'un dernier crime, le moins pardonnable à mes yeux et le plus réel de tous. Je veux parler de certaines expressions trop vives qui me sont échappées dans mon enthousiasme pour l'art auquel je dois les plus délicieuses émotions de ma vie, et d'où l'on a pu conclure que je voulais métamorphoser vos salons en académies de musique exclusivement consacrées au culte de Beethoven, de Mozart et de leurs pareils. On a pu le conclure, je ne saurais le nier; mais combien cela est loin de ma pensée! Oh! qui nous délivrera des censeurs et des pédants? Quoi! parce que la musique est un art sacré et divin, parce qu'on ne peut entendre l'adagio du Septuor sans un frémissement d'admiration mêlé de je ne sais quel malaise infini et quel accablement qui sont les signes de la présence de Dieu, il ne sera pas permis de considérer aussi la musique comme un simple agrément de la vie, comme un délassement après les fatigues de la journée, comme un lien de la famille, comme un accom

« PreviousContinue »