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COMMENT LA LITTÉRATURE

AFFRANCHIT L'HOMME.

Discours prononcé dans la salle de Clifton, sous la Présidence de Sir Stafford Carey, Bailli de Guernesey, Patron de la Société Guernesiaise, le 5 février, 1869.

MESDAMES, MESSIEURS, MONSIEUR LE PRÉSIDENT,

LE collége Elisabeth a inauguré l'année scolaire par une innovation il a séparé les études en deux départements; il a introduit dans l'éducation des enfants la grande division qui existe dans la carrière des hommes: d'une part l'enseignement libéral, ainsi nommé parce que, faisant abstraction des besoins matériels qui asservissent l'individu à la société, et de cette dure loi qui veut qu'on prenne un métier pour vivre, il s'applique uniquement à développer et à orner l'esprit ; d'autre part l'enseignement professionnel, appelé de ce nom parce que, préoccupé avant tout du côté pratique de la vie, et de la nécessité où sont tous les fils d'Adam de gagner leur pain, il met chacun en mesure de prendre d'abord un état ; ici, les littératures anciennes, les grands monuments des siècles qui ne sont plus, l'histoire universelle, la philosophie, et toutes les lumières qui

éclairent l'homme sur le passé de l'humanité; là, les langues vivantes, le calcul, la géographie, les arts mécaniques, et tous les flambeaux propres à guider ses pas dans les sentiers de son propre avenir.-Division logique, réforme naturelle, pure et simple consécration d'un fait ; car les études sont toujours animées soit de l'esprit libéral, et alors on poursuit l'instruction sans autre but que l'instruction elle-même; soit de l'esprit professionnel, et on ne cherche alors dans l'instruction qu'un moyen d'existence.

Mais, si les Directeurs du collége n'ont rien fait que de simple, de naturel et de logique, la nouvelle loi a mis les parents des collégiens en face d'une grave détermination à prendre. Obligés de choisir pour leurs enfants et d'avoir de la raison pour ces jeunes têtes qui n'en ont point encore, les parents ont pu se trouver dans la perplexité. Plusieurs, apercevant chez leurs fils une antipathie décidée pour les fortes études littéraires et une vocation naissante pour le commerce ou pour l'industrie, leur ont fait quitter l'ancien département pour le département moderne; ils ont sagement agi. Quelques-uns, hélas, n'ont pas eu l'embarras du choix; la pauvreté, pour appeler la chose par son triste nom, leur faisait une obligation d'imposer à leurs fils les études spéciales qui pouvaient le plus tôt les rendre capables de lancer leur barque sur l'océan de la vie. Mais d'autres, que leur fortune place avec toute leur famille en un lieu sûr et élevé où ils sont à l'abri des sombres menaces de la misère, n'ont pas cru devoir donner à leurs enfants une instruction classique, parce qu'une semblable instruction leur a paru chose inutile. "A quoi sert le grec, le latin, la littérature, la philosophie, l'histoire?" voilà une question que peu de gens peut-être font tout haut, mais que bien des personnes

s'adressent intérieurement à elles-mêmes, sans pouvoir y répondre à leur propre satisfaction. C'est que la question est mal posée. Demander à quoi sert une science, c'est une façon étroite d'envisager cette science. La dignité de nos connaissances ne se mesure pas à leur degré d'utilité pratique. L'homme est une intelligence, avant d'être une machine. L'éducation professionnelle fait des artisans, des ingénieurs, des architectes, des militaires, des navigateurs, des marchands, des négociants; l'éducation libérale fait des hommes.

Je me propose de montrer dans ce discours comment l'éducation libérale fait des hommes, c'est-à-dire des êtres raisonnables et libres, jouissant de la plénitude de leur raison et de leur liberté. Mais ce sujet est vaste, l'éducation libérale a plusieurs branches; je me propose de montrer en particulier comment les études littéraires, en éclairant l'homme, l'affranchissent. Ce noble affranchissement de la nature humaine, ai-je besoin de le dire? n'est pas un honneur réservé à la littérature seulement. Les sciences naturelles, la philosophie, l'art, la religion, sont aussi des puissances libératrices. Les sciences naturelles affranchissent l'homme, en lui soumettant l'empire de la terre et en lui révélant les secrets des cieux. La philosophie affranchit l'homme, en lui apprenant à connaître ses fers et sa prison, et en l'élevant à une ignorance savante comme au plus haut point de la sagesse. L'art affranchit l'homme, en le transportant bien loin du monde réel, de ses laideurs et de ses médiocrités, dans le paradis du monde idéal. La religion affranchit l'homme, en le délivrant des terreurs de la mort, des deuils sans espérance, et surtout en le faisant passer, selon la magnifique expression de Saint Paul, de l'esclavage de Satan à la glorieuse liberté des

enfants de Dieu.-Comment la littérature, à son tour, peut-elle affranchir l'homme? c'est ce que je me propose de montrer.

Considérons l'homme tel qu'il est avant que l'éducation n'ait éveillé chez lui le sentiment littéraire. Les enfants, les ignorants nous offrent ce spectacle; les peuples sauvages, les nations primitives nous l'offrent de même; car la vie des individus n'est qu'un résumé de l'histoire des sociétés et de celle du genre humain; l'histoire des sociétés et du genre humain n'est que le développement agrandi et varié de la vie des individus. Pour savoir ce que c'est qu'un homme sans éducation littéraire, nous pouvons donc interroger les voyageurs qui ont visité les pays barbares, ou consulter les historiens de la haute antiquité; nous pouvons aussi jeter les yeux sur l'homme grossier, soldat, paysan ou manœuvre, qui, le soir, quand sa tâche est finie, épèle quelque conte horrible d'assassins et de revenants, ou contempler le petit enfant assis sur les genoux de sa mère et penchant sa tête blonde sur un livre d'images.

Les enfants ont une vivacité extraordinaire d'impres sions; ils sentent mieux que nous tout ce qu'ils sentent; ils compatissent, s'indignent, désirent, redoutent, aiment, haïssent, avec une chaleur de passion à côté de laquelle nos plus ardentes émotions sont froides. Voyez-les, au récit d'une cruauté, d'une ingratitude, d'une bassesse: leur visage pâlit, leurs lèvres tremblent, leur front si pur se contracte, leurs beaux yeux expriment au plus haut degré la surprise et l'indignation, leur corps est agité d'un mouvement nerveux et leurs petites mains ellesmêmes frémissent; s'ils tenaient dans ces mains vengeresses l'auteur de la lâcheté ou du crime, à quels sup

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