NEUVIÈME CAUSERIE. Idées littéraires de Byron.-Critique qui convient à ces idées.— Enfance de Byron.-Sa mère-Rôle du poker dans son éducation.Sa nourrice; ses premiers vers.-Hours of Idleness.-Comment la critique devrait traiter un jeune auteur qui débute.-Jeffrey.-La Revue d'Edimbourg.-Rage de Byron.-English Bards and Scotch Reviewers.-Départ de Byron pour l'Orient.-Son attitude de défi. -L'imitation de l'Art Poétique d'Horace et Childe-Harold.-Folie supposée de Byron.-Ses pistolets.-Sa sensibilité excessive.-Histoires de la vieille montre et de la bouteille d'encre.-Ardeur impétueuse qui le précipitait vers tous les extrêmes.-Extraits du Journal de Byron (Ravenne).—Polémique avec Southey.-Plagiats involontaires et plagiats volontaires de Byron. Ses principes en cette matière.-Grands écrivains qui ont été plagiaires.-Plagiats permis. -Gluck.-Rossini.-Walter Scott.-Alfred de Musset.-M. Métivier. MESDEMOISELLES, C'EST une belle chose que les plans, et pour suivre celui de nos causeries, nous allons parler aujourd'hui des idées littéraires de Lord Byron,-si rien ne se vient jeter à la traverse. Elles sont bizarres, ces idées : Byron méprisait de toute la puissance de son âme la jeune école de poésie dont il était le prince; il admirait jusqu'à l'enthousiasme, jusqu'à l'adoration (le mot n'est pas trop fort), la vieille école soi-disant classique et soi-disant cor Р recte, qui commence à Dryden, qui finit à Goldsmith, et dont Pope est le principal poëte. Cette opinion est si imprévue, si contradictoire en apparence avec le caractère et le génie de Lord Byron, qu'on se demande naturellement, la première fois qu'on en entend parler, si elle est sincère, s'il faut la prendre au sérieux, et si c'est autre chose qu'une simple boutade humoristique. Je suis persuadé qu'elle est sincère, et qu'une connaissance plus intime de l'homme et du poëte ne la fait pas trouver aussi inconséquente avec sa nature qu'elle le semble au premier abord. Néanmoins il n'est pas douteux que, dans la formation de cette opinion, la part de la réflexion est petite, comparée à la part indéfinie de l'humeur et de la passion. Macaulay a dit d'Horace Walpole qu'il était tout affectation; ces définitions sommaires ne sont jamais absolument vraies; mais on peut dire avec autant de vérité que la passion était tout Lord Byron. C'est par la passion qu'il est original et grand. Il n'avait dans l'esprit ni solidité ni étenduc; ses connaissances en littérature comme dans les autres branches de la science humaine, n'étaient pas profondes, bien qu'il eut dévoré un grand nombre de livres de toutes sortes; il avait, à la vérité, beaucoup de mémoire, mais son imagination était étroite; elle se mouvait dans un cercle d'idées et de sentiments trèsrestreint, où elle déployait autant de puissance et de variété que possible; jamais il n'a pu sortir de ses souvenirs personnels; on suit pas pas dans chacun de ses poëmes la succession des aventures ou des émotions de sa vie: "Je ne saurais écrire sur quoi que ce soit, disait-il lui-même, sans quelque expérience personnelle et sans un fondement vrai." Ainsi, raison, savoir, imagination même, ce n'est point là Byron; la passion, voilà le fond de son être, voilà le caractère le plus géné ral de sa poésie comme de sa vie. Chez aucun poëte, peut-être chez aucun homme, cette force aveugle et terrible, si voisine de la faiblesse, n'a exercé un plus magnifique empire. "Tout ce que j'ai écrit, disait-il en 1820, a été pure passion: passion, il est vrai, de différentes sortes, mais passion toujours; car en moi l'indifférence elle-même était une sorte de passion, le résultat de l'expérience et non la philosophie de la nature." Des opinions littéraires formées non dans le calme de la méditation, mais dans un mouvement de dépit, de caprice, de contradiction ou de rage, peuvent être ardentes et sincères: mais elles risquent fort de manquer de gravité; elles peuvent intéresser, parce que tout ce qui part d'un homme tel que Lord Byron intéresse: mais il n'y a guère de chance qu'elles instruisent par ellesmêmes, ou qu'elles soient à la hauteur de la critique. La seule critique philosophique qu'on en puisse faire, c'est de montrer que la personne qui les a conçues et exprimées était sous l'influence de telle ou telle passion. Si, dans un tribunal civil, un juge se mettait tout-àcoup, en injuriant tous ses collègues, à opiner sur les parties en cause avec une iniquité révoltante, personne ne ferait la critique de ce jugement absurde; il suffirait à chacun de savoir que ce juge s'est levé de très-mauvaise humeur, qu'il a cassé chez lui quelque miroir ou quelque porcelaine, renvoyé un domestique, battu sa femme, ou bu une demi-bouteille d'eau-de-vie avant de se rendre à la cour. De même, dans ce tribunal littéraire que nous avons institué et où les poëtes sont juges, Lord Byron nous étonne par la passion, par l'injustice, qui éclatent dans presque tous ses jugements: allonsnous critiquer ces jugements? Nous avons mieux à faire; transportons-nous chez le juge; voyons quelle espèce d'homme il est dans l'intérieur de sa maison, et nous cesserons de nous étonner qu'il soit le même au tribunal. Je n'ai pas le dessein, Mesdemoiselles, de vous raconter la vie de Lord Byron; je voudrais seulement, par quelques anecdotes choisies, vous donner une idée vivante du personnage. Je ne sais si j'aurai le courage de suivre dans le choix de ces anecdotes les loix d'une sévère unité, de me borner aux nécessaires, et d'exclure toutes celles qui n'ajoutent pas directement un trait au tableau la tentation de bavarder est trop forte; je viens de lire les deux petits volumes du Capitaine Medwin intitulés Conversations de Lord Byron, et de parcourir l'énorme ouvrage où Thomas Moore a réuni toutes les lettres de son ami, des fragments de son journal et toute l'histoire de sa vie : je veux vous en faire profiter, et je tiens pour bonnes toutes les digressions, pourvu qu'elles vous amusent. Napoléon a dit: "La bonne ou la mauvaise conduite future d'un enfant dépend entièrement de sa mère." Vous plaît-il de faire connaissance avec la mère de Lord Byron, et d'assister à quelques-unes des scènes au milieu desquelles s'est formé le caractère de son fils? Cette femme était un composé de tous les extrêmes. Elle avait épousé un homme sans honneur, qu'elle méprisait et dont elle se sépara. A la nouvelle de sa mort, elle devint presque folle de douleur, et telle fut la violence de ses cris qu'on les entendait de la rue. Elle avait pour son fils la plus aveugle tendresse, entrecoupée des accès de la fureur la plus aveugle aussi. Quand il était à l'école et qu'il avait un jour de congé, pour le seul plaisir de le retenir auprès d'elle, elle pro longeait parfois son congé d'une semaine, au très-grand détriment de son éducation. D'autres fois elle courait après lui tout autour de la chambre pour le battre, sans pouvoir l'attraper, parce que le petit Byron, en dépit de son pied-bot, courait plus vite qu'elle et riait, et alors elle lui lançait l'injure qui lui était la plus sensible; elle l'appelait "vilain petit boiteux !" Un jour elle lui lança à la tête quelque chose de plus dur, le poker; Byron évita le coup et s'enfuit à Londres; il avait alors dix-huit ans. : Byron disait qu'il y aurait un beau poëme épique à faire sur "Mrs. Byron furiosa"; il appelait la maison. de sa mère "l'antre d'une lionne": rien d'étonnant s'il y prit des mœurs de lionceau. A la différence des rages de la mère, celles de l'enfant étaient silencieuses; il dévorait les affronts avec un calme apparent sous lequel une mer de passions bouillonnait; tel fut toute sa vie le caractère terrible de ses colères. "Encore tout petit, dit Thomas Moore, il montrait déjà en face de sa nourrice le même esprit indomptable qu'il montra plus tard comme auteur en face de ses critiques. Grondé rudement par cette femme pour avoir sali une blouse neuve, il entra dans une de ses rages silencieuses, comme lui-même les nommait, saisit la blouse avec ses deux mains, la déchira du haut en bas, puis se planta debout, sombre et immobile, devant sa nourrice exaspérée, afin de la braver. Sa mère aussi dans ses emportements mettait en pièces ses chapeaux et ses robes." Dans une autre de ses rages silencieuses, il saisit sur la table un couteau, qu'on lui arracha des mains au moment où il le tournait contre sa poitrine; et un soir, la mère et le fils se séparèrent à la suite d'une querelle si terrible, qu'ils allèrent chacun de son côté la même nuit chez le pharmacien, savoir si l'autre n'était pas venu |