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le plaisir ni même pour l'utilité de les faire, mais seulement pour la satisfaction de les avoir faites et d'en être débarrassé. Une fois par semaine, j'aurais à chercher dans ce désert d'ennui une oasis où promener mes auditeurs et surtout mes auditrices, belles voyageuses qu'il ne faut point fatiguer. Et quels seraient le fruit et le monument de toute cette peine? Quelque gros volume indigeste de petits faits lentement débrouillés, de petits débats enfin clos, de dates rétablies, de généalogies refaites, de points triomphalement placés sur des i. A Guernesey, je puis m'abandonner, sans aucun remords de conscience, à ma paresse pour les recherches d'érudition, à ma malheureuse passion pour les idées. Si l'on m'accuse de ne pas faire assez de place à l'histoire, à la biographie, aux études concrètes et précises. je répondrai que je n'y puis rien, que le Musée de la Place du Marché n'est pas le British Museum, et que la Bibliothèque des Arcades n'est pas la Bibliothèque Impériale. Si l'on me blâme de faire un cours de littérature en zig-zag, butinant de fleur en fleur, allant de la France à l'étranger, de l'art moderne à l'art antique, je répondrai qu'il nous faut profiter du peu de sources et de ressources littéraires que l'île possède, dans l'ordre où nous les découvrons, et que notre petite collection de livres est terriblement dépareillée. Enfin, si l'on me reproche de ne pas procéder comme on procède à Paris, à Londres ou à Genève, je répondrai d'un mot que nous sommes à Guernesey.

Evidemment, ce qui a le plus de chance de vous intéresser, de vous plaire, de vous instruire utilement, ce n'est pas une étude sur John Heywood, le bouffon d'Henri VIII., qui fonda, dit-on, la comédie anglaise, ni sur Hans Rosenpluet de Nuremberg, qui, au milieu du XVe siècle, écrivit en allemand le plus ancien

drame imprimé; ce n'est pas même un cours sur les contemporains de Shakespeare ou sur les prédécesseurs de Corneille; non, c'est tout bonnement un commerce avec ces grands hommes eux-mêmes et avec leurs émules de toutes les nations et de toutes les époques; c'est la lecture de leurs plus beaux passages; c'est la comparaison de leurs génies; c'est l'examen des grandes controverses littéraires que leurs chefs-d'œuvre ont soulevées, et le résumé des conclusions que la sage critique du dix-neuvième siècle a prononcées sur eux. Combien de beaux vers je voudrais vous lire, depuis ceux que le chœur antique chantait sur le théâtre d'Athènes, jusqu'à ceux qu'inspire, à quelques pas de nous, au plus grand de nos poëtes contemporains la vue de la France, la vue de la mer, la vue du ciel, contemplés de la petite chambre en verre de Hauteville House! Et combien de questions curieuses j'aimerais examiner ou débattre avec vous ! Qu'est-ce qui manque à

notre poésie, particulièrement à notre poésie dramatique, et pourquoi laisse-t-elle froids les étrangers? Qu'y a-t-il au contraire dans notre belle prose pour faire ainsi le charme et l'envie de tous les peuples de l'Europe?-Pourquoi les Français restent-ils insensibles à des scènes, à des traits, à des images burlesques qui font pâmer de rire toute l'Angleterre? Le rire estil plus circonscrit par les bornes des nations, moins répandu dans toute l'humanité que les pleurs? Mais le comique de Molière n'est-il pas universel ? Ce caractère universel ne serait-il pas le signe qui distingue et l'abîme qui sépare l'esprit du génie ?—Que faut-il entendre par le mot humour ?-Quelle est la vérité sur Racine? La raison permet-elle de croire, avec la jeune école révolutionnaire de 1830 et son illustre chef, resté seul de son avis trente-huit ans après, que tout un

peuple ait pu, deux siècles durant, proclamer un poëte grand artiste et grand écrivain, et répéter durant deux siècles une erreur? Mais qu'est-ce qui fait les renommées et qu'appelle-t-on l'opinion publique? Y a-t-il dans la critique littéraire un seul principe, un seul jugement d'une inébranlable certitude ?-Qu'est-ce que la querelle des anciens et des modernes ?-Qu'est-ce que celle des classiques et des romantiques ?-Qu'est-ce que le réel dans l'art? Qu'est-ce que l'idéal ?—Je ne veux pas multiplier ces questions déjà peut-être trop nombreuses, de peur d'en poser et d'en annoncer plus d'une, que le plan de nos causeries ne nous permettrait pas d'aborder.

Car il faut un plan à nos causeries. Il y aurait de l'imprudence à nous en passer absolument ; nous ne tarderions pas à nous apercevoir que nous errons dans le vide, que nous tournons sur nous-mêmes, que nous n'avançons pas. Les plans imposent à la liberté des limites, mais ce sont des limites salutaires, comme les loix restrictives d'une république sage. Le rhythme aussi et la rime sont des entraves; mais la rime suggère, dit-on, des idées aux poëtes, et le rhythme contraint leur pensée à une concision pleine d'éclat. Si l'unité sans variété assomme, la variété sans unité fatigue. Oh! s'il était possible de ravir quelque chose à l'art admirable de Macaulay! Mais il faudrait ravir d'abord sa mémoire et son imagination; car c'est le secret de son talent. Connaissez-vous un plus beau modèle de variété dans l'unité que les Essais de Macaulay ? Quelle richesse éblouissante d'images, de comparaisons, d'exemples, de rapprochements, de souvenirs, et cependant quelle étude profonde du sujet ! Que de promenades charmantes et instructives il nous fait faire à droite, à gauche de la grande route, et pour

tant avec quelle rapidité, quelle sûreté il nous entraîne vers le but! Mais à quoi bon continuer l'analyse décourageante d'une inimitable perfection? Nous autres, petites gens, nous ne pouvons que ramasser les miettes qui tombent de la table des grands maîtres. J'ai cherché pour ces causeries littéraires un plan qui ne m'assujettît point à suivre une ligne droite, et qui nous permît de faire tout le long du chemin de petites excursions à travers les bois et les prairies; en y rêvant un peu, voici ce que j'ai trouvé.

Ce que j'ai trouvé est bien simple; mais figurez-vous, je vous prie, que c'est bien compliqué, bien difficile à comprendre, et prêtez-moi toute votre attention. J'en ai besoin pour vous faire pénétrer dans l'esprit de mon cours, pour vous en faire embrasser l'ensemble et saisir l'idée générale.

Vous savez à quel point la critique et l'art (j'entends l'art créateur) sont deux talents différents et même opposés. Quand l'un de ces talents est remarquablement développé chez un homme, il est bien rare que l'autre atteigne un développement supérieur à la moyenne. Sans doute il est utile, il est nécessaire qu'un critique possède non-seulement la partie technique des beaux-arts, mais encore une étincelle du feu sacré qui fait les poëtes, les peintres, les compositeurs de musique ; sans doute aussi il est indispensable qu'un artiste ait quelque aptitude à la critique, ne fût-ce que pour se critiquer lui-même; mais, cette réserve faite, on peut affirmer, sans crainte d'être contredit, que les grands critiques sont très-rarement de bons poëtes, et que les grands poëtes sont tout aussi rarement de bons critiques. Je n'ai jamais entendu parler des opinions littéraires d'Homère, de Sophocle ou de Virgile. Les idées de

C

Cervantès sur la littérature de son temps et sur l'art d'écrire en général n'ont d'autre intérêt que celui qui s'attache au nom de l'illustre auteur de Don Quichotte. On peut en dire autant de celles de Shakespeare et de Molière; à l'ombre de ces grands noms, il est facile de leur prêter une profondeur et une portée qu'elles n'ont pas réellement. Les idées littéraires de Corneille et de Racine, plus explicites, plus intéressantes, tirent leur intérêt beaucoup moins de leur valeur en elles-mêmes que de leur utilité comme documents pour l'histoire de la critique au XVIIe siècle. Mais à mesure que nous nous rapprochons de notre époque, nous voyons la critique envahir de plus en plus l'imagination des poëtes. Est-ce comme poëte, est-ce comme critique, que Voltaire est le plus grand? A mon avis, il n'est grand ni comme poëte ni comme critique; il est grand comme écrivain, comme homme de lumière et comme homme d'action. Au seuil de notre siècle, Walter Scott, Schiller; dans notre siècle, Châteaubriand, Lord Byron, Goëthe, Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset, Paul Louis Courier, Mérimée lui-même, Thackeray, Béranger aussi, je crois, ainsi que Balzac, George Sand et les deux Dumas, autant dire tous les poëtes, tous les romanciers, tous les maîtres de l'art, sont des critiques littéraires en même temps que des artistes. Mais, si l'on en excepte Goëthe (le plus étonnant exemple qui existe de l'union de la critique et de la poésie), aucun des artistes que je viens de nommer ou de sous-entendre n'a comme critique littéraire la valeur d'un Sainte-Beuve ou d'un Macaulay. Leur défaut le plus commun, ce n'est pas le manque de profondeur, (ce qu'ils voient, ils le traversent du regard avec une singulière force de pénétration), c'est le manque de largeur; ils sont, pour la plupart, exclusifs et injustes, parce qu'ils sont passionnés ;

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