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Que cherches-tu sur la terre endormie ?
Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser;
Tu fuis en souriant, mélancolique amie,

Et ton tremblant regard est près de s'effacer.

Etoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d'argent du manteau de la nuit,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit,
Etoile, où t'en vas-tu dans cette nuit immense?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Où t'en vas-tu, si belle, à l'heure du silence,
Tomber comme une perle au sein profond des eaux?
Ah! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête
Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux,
Avant de nous quitter, un seul instant arrête . . .
Etoile de l'amour, ne descends pas des cieux! (1)

Ossian, ou son moderne interprète, n'a pas été le seul précurseur de la littérature romantique. En Angleterre et en Ecosse, Robert Burns, Wordsworth, Thomas Moore, Shelley, Southey, Coleridge, toute une pléiade de poëtes essentiellement différents d'Addison, de Pope, et de Goldsmith, ont précédé Byron dans le chemin où il devait les suivre tout en reniant leur exemple. En Allemagne, Herder, Lessing, d'autres grands hommes encore, parmi lesquels je tiens à nommer Kant, le père de la philosophie moderne, ont précédé Goëthe et lui ont préparé les voies. (2) En France, Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint Pierre ont légué leur héritage à Châteaubriand. Ajoutez à cette influence immédiate des contemporains, d'autres influences plus lointaines, mais tout aussi puissantes: les vieilles légendes curieusement recherchées, le moyen âge exploré et découvert, Shakespeare étudié à nouveau, Dante lu et compris pour la première fois. Ajoutez enfin à toutes

(1) Traduction ou, si l'on veut, plagiat d'Alfred de Musset, dans le Saule.

(2) L'opposition des idées de Kant et de Goëthe n'empêche pas une certaine filiation générale.

ces influences celle de l'esprit public, avide à la fois de naturel et de nouveauté; impatient de tout joug, et voulant voir aussi dans la poésie cette liberté qui se donne carrière, ici dans les rêveries des philosophes, là dans les actes d'héroïsme, de violence ou de licence de la Révolution; ennemi du passé, tourné vers l'avenir, mais en même temps incertain de l'avenir, et rempli d'une mélancolique tristesse au milieu des ruines amoncelées.

Le génie, selon la définition d'un penseur anglais, consiste simplement à donner une voix aux instincts inarticulés de la foule. Cette voix, Lord Byron l'a fait entendre, Châteaubriand l'a fait entendre, Schiller et Goëthe l'ont fait entendre. Ils n'ont pas été pour cela les échos les uns des autres; s'ils ont été des échos, c'est d'un seul et même monde, dont les douleurs, les aspirations vers le ciel, les blasphèmes, les gémissements, les cris de désespoir ou les cris d'espérance, exhalaient de beaux sons en traversant leurs âmes, comme les souffles qui passent dans des harpes éoliennes. Un homme de génie n'est pas une puissance indépendante, isolée, et naissant tout-à-coup dans un sol sans culture, à la manière d'une plante parasite; il a des devanciers qui l'annoncent et le préparent; il a des contemporains qui l'entourent, et au milieu desquels il élève sa cime majestueuse; il a aussi des frères qui sont ses égaux, et dont la vue le garde, ou du moins devrait le garder, d'un trop insupportable orgueil. Le célèbre humoriste allemand, Jean-Paul, a comparé la poésie à un orage qui féconde et rafraîchit la terre: cet orage ne se forme pas en une heure; pendant plusieurs jours, des vapeurs, des nuées légères s'élèvent de la surface du sol desséché; le gros nuage bronzé qui porte l'éclair dans ses flancs, s'étend peu à peu sur le ciel tout entier; enfin il éclate, et ar

rose des torrents d'une pluie bienfaisante la France, l'Angleterre et l'Allemagne.

Cette image convient-elle à la poésie de Byron et de Châteaubriand? Est-ce une pluie bienfaisante, une pluie qui féconde et qui rafraîchit, celle qu'ils ont versée sur notre pauvre terre? Hélas, non; c'est une pluie accompagnée de vent et de grêle, une pluie qui fait des ravages et qui trompe l'espérance du sol altéré. Mais il ne faut pas les blâmer trop sévèrement; ils n'ont fait que rendre ce qu'ils avaient reçu.

Qu'est-ce que cette sombre mélancolie qui est au fond de leurs poëmes, et de toute la littérature appelée romantique? D'où vient-elle ? Jusqu'où est-elle allée de nos jours chez les petits poëtes, intelligences médiocres et hommes sans caractère, qui en ont fait abus? Est-ce un sentiment tout moderne? Existait-il dans l'antiquité? Ne peut-il pas se ramener à un autre sentiment plus général, la personnalité des écrivains, et ce sentiment, la personnalité, ne constituerait-il pas l'essence même de la poésie moderne ou romantique? Ne serait-ce pas là ce qui la distingue profondément de la poésie antique ou classique? Voilà des questions bien intéressantes. Nous les aborderons toutes. Mais auparavant, je veux vous placer et me placer avec vous en face d'un des monuments les plus beaux de cette littérature personnelle et mélancolique. Je veux vous lire René.

Ces lectures en commun sont à n.es yeux le plus grand charme de nos réunions; elles vous plaisent aussi, je le suppose; vous avez dû être bien aises, l'autre jour, de refaire connaissance avec cet éternel Molière, qu'on ne peut assez relire parce qu'il n'est pas possible d'atteindre le fond de ses richesses ni d'en embrasser l'étendue, et vous êtes sans doute curieuses d'entendre aujourd'hui

.

René, ce chef-d'œuvre de Châteaubriand, avec lequel plusieurs d'entre vous vont peut-être faire connaissance pour la première fois; mais je ne puis répondre que de mes propres sensations. Eh bien, aucune expression ne saurait exagérer le plaisir que j'éprouve à lire avec vous de belles pages de poésie ou de prose. Il n'y a que la musique, je parle de la vraie musique, qui puisse me donner d'aussi vives jouissances. Seul avec moi-même, relirais-je René, aurais-je relu les Femmes Savantes, sans autre but que de passer délicieusement une heure? ce n'est guère probable. Il faut une occasion comme celle de nos réunions littéraires pour me faire rouvrir mes vieux auteurs. Et, quelle différence entre une lecture solitaire et une lecture non pas précisément publique, mais, ce qui vaut bien mieux, faite devant un auditoire peu nombreux et choisi, qui sait comprendre, apprécier, sentir! Aussi, j'attends le retour du jeudi avec l'impatience de l'écolier qui, enfermé durant huit longs jours entre les murs d'une pension, voit lentement arriver l'heure où il pourra prendre la clef des champs et respirer l'air de la campagne où il est né. Condamné toute la semaine à un métier sans intérêt et sans dignité qui n'est point ma vocation et qui ne restera pas ma carrière, je me livre avec joie à une occupation plus libérale, comme à la plus douce des récréations, et je me console un instant, sur les hauteurs de la littérature, du plat enseignement de la grammaire française.

(Lecture de René.)

10 Décembre.

SEPTIEME CAUSERIE.

René.-L'école de René.-Une parole de Goëthe.-La poésie classique et la poésie romantique.-L'Antigone de Sophocle.-L'Oreste d'Eschyle.-Euripide.-Aristophane.-Virgile et Lucrèce.Rome.-L'invasion des Barbares.-Le christianisme.-Homère et l'épopée chrétienne.-Le drame moderne.-Le sentiment de l'honneur.-L'amour.-Roméo et Juliette.--Hamlet.-La Renaissance.Le siècle de Louis XIV.-Racine.-Le dix-huitième siècle.-Voltaire, Addison et Pope.-L'Allemagne et Gottsched.-Le mouvement romantique au dix-neuvième siècle.-La poésie lyrique.-Le drame.-L'épopée.-Goëthe et Victor Hugo.-Avenir de la poésie.

MESDEMOISELles,

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Vous avez été frappées sans doute, dans notre dernière lecture, des paroles sévères, presque dures, par lesquelles le père Souël, rompant enfin son silence, gourmande le mélancolique René: "On n'est point, monsieur, un homme supérieur parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. . . Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos devoirs? .. Jeune présomptueux, qui avez cru que l'homme se peut suffire à lui-même ! La solitude est mauvaise à celui qui n'y vit pas avec Dieu; elle redouble les puissances de l'âme, en même temps qu'elle leur ôte tout sujet pour s'exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables: s'il les laisse inutiles, il en est d'abord puni par une

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