LES ARTISTES JUGES ET PARTIES. PREMIERE CAUSERIE. (1) INTRODUCTION. MESDEMOISELLES, La première idée des causeries que nous commençons aujourd'hui ne vient pas de moi, nous la devons à l'une d'entre vous; de là ma confiance que cette idée est bonne, pratique, opportune, et qu'elle réussira. Indépendamment du succès de nos efforts, malgré la faiblesse de nos moyens à tous, en dépit surtout de ma profonde insuffisance personnelle, il y a dans le seul fait de notre petite réunion quelque chose d'heureux et d'excellent. Que cherchons-nous ici? un peu d'instruction littéraire ; vous croyez donc comme moi, comme bien d'autres, mais pas comme tout le monde, que les soins du ménage, les devoirs de la religion et ceux de la société, le sermon d'hier et la toilette de ce soir, ne sont pas les seules choses qui puissent et doivent occuper sérieuse (1) Cette première Causerie ayant soulevé un orage (voyez troisième Causerie), je la donne exactement telle qu'elle a été prononcée, bien qu'elle contienne plusieurs choses qui n'étaient pas destinées à l'impression; il ne faut pas qu'on puisse m'accuser d'avoir retranché les endroits criminels. ment une femme; vous croyez au moins qu'à toutes Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes, Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés, A connaître un pourpoint d'avec un haut de chausse. Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles. (1) Pour les artistes, au contraire, la seule chose sérieuse, la seule existence réelle, c'est le monde de leurs rêves; car ce monde-là demeure, s'ils ont du génie; l'autre est une ombre qui passe. On conte que Balzac, le grand romancier français, recevant un jour la visite d'un ami qui arrivait de voyage avec de graves nouvelles de famille à lui apprendre, l'écouta quelque temps ou parut l'écouter, puis lui dit: "Tout cela est fort bien, mon cher; à présent revenons à la réalité, parlons d'Eugénie (1) Molière, Les Femmes Savantes. Grandet." Eugénie Grandet, c'était l'héroïne du roman qu'il écrivait alors. Je ne vous souhaite pas cette excessive puissance d'abstraction; je ne vous souhaite pas de vous absorber dans la littérature au point d'oublier tout le reste; j'espère seulement qu'entre les réalités qu'on voit et qu'on touche, et celles qui sont spirituelles, vous savez faire, vous ferez toujours leur belle et légitime place à ces autres réalités terrestres et célestes à la fois, mais célestes surtout, de l'art et de la poésie. Quand je dis que nous nous réunissons pour chercher ensemble un peu d'instruction littéraire, je ne prétends pas que la littérature soit absente de nos maisons. Elle se trouve au fond de nos bibliothèques, elle se trouve sur nos tables, elle se trouve même parfois entre nos mains. Mais il y a dans la lecture en commun, dans l'étude en commun, dans la critique et l'admiration en commun, une force et une vertu qui manquent à un commerce solitaire avec les muses. Il se forme par la sympathie, lorsqu'on est plusieurs, une sorte de sentiment général qui vivifie, tempère et quelquefois corrige les sentiments particuliers. J'ajoute que, dans l'intérieur de nos maisons, au coin du feu, quand nous sommes seuls, nous ne lisons guère de littérature, du moins de la vieille et de la bonne. C'est une remarque souvent faite, et faite par les gens relativement instruits autant que par la foule, qu'une fois sortis des années de notre éducation proprement dite et entrés dans la vie, nous n'étudions plus ou presque plus, dans la seule vue d'apprendre ce que nous ignorons. S'il nous arrive de rouvrir un de nos auteurs classiques, c'est que nous avons une leçon à préparer, un enfant à instruire, un article de revue à faire, quelques considérations générales et vagues à enrichir à peu de frais |