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LA POMME DE TERRE

Le nombre des espèces végétales qui se prêtent à la grande culture est restreint: presque toutes celles qui couvrent nos champs sont utilisées depuis des époques tellement reculées, qu'on n'en retrouve plus les formes primitives; il est très rare qu'une plante nouvelle s'introduise dans les cultures; et on peut répéter avec A. de Humboldt que, depuis les temps historiques, aucune acquisition n'est comparable à celle de la pomme de terre, de cette plante rustique, cultivée aujourd'hui dans le monde entier et qui, sur une surface donnée, fournit plus de matière nutritive qu'aucune des autres plantes agricoles.

Son extension est récente. Lorsque, à la fin du siècle dernier, A. Young parcourt notre pays, il mentionne à peine la pomme de terre, contre laquelle régnait alors un préjugé tellement vivace que le voyageur ajoute: « Les 99 centièmes de l'espèce humaine n'y voudraient pas toucher. >>

Ce préjugé a disparu si complètement, qu'on

estime aujourd'hui à 3,142 millions de francs la valeur des pommes de terre produites annuellement dans le monde; sur cette somme formidable, la part de la France est de 600 à 700 millions, pour une production dépassant 100 millions de quintaux et s'étendant sur 1,350,000 hectares; l'Allemagne récolte au delà de 200 millions de quintaux ; la Russie, 82; les Iles Britanniques, 80.

Nous voulons montrer dans ce chapitre comment la pomme de terre, longtemps dédaignée, s'est propagée aussitôt qu'eurent été reconnues ses admirables qualités; nous voulons indiquer, en outre, quels progrès récents ont été réalisés dans sa culture, comment on a réussi à triompher de la maladie qui a failli amener la disparition de cette plante précieuse, et enfin quels efforts nous devons faire encore pour en tirer tous les services qu'elle est capable de rendre.

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Quand les hardis navigateurs espagnols franchirent l'isthme qui sépare les deux Amériques et descendirent, le long de la côte du Pacifique, au Pérou, puis au Chili, ils trouvèrent la pomme de terre cultivée, partout où le climat est tempéré, et il résulte d'une discussion minutieuse à laquelle

s'est livré M. de Candolle que le Solanum tuberosum est spontané dans les Andes du Chili: c'est de là qu'il est venu en Espagne, au commencement du xvio siècle. La pomme de terre a probablement été introduite au Mexique par les Espagnols, car elle y était inconnue au moment de la conquête; elle paraît avoir été apportée, également par les Européens, dans la partie des États-Unis appelée aujourd'hui Virginie et Caroline du Nord pendant la seconde moitié du xvr° siècle, et c'est de que Raleigh l'introduisit de nouveau en Europe. Sa culture n'y fit d'abord que peu de progrès: nous la trouvons répandue au XVIIIe siècle dans l'est de la France, là où le blé ne donnait que de maigres produits. La pomme de terre est considérée, à cette époque, comme un aliment grossier: l'article que la grande Encyclopédie consacre à la pomme de terre parut en 1765; il indique que cette plante est cultivée en Alsace, dans le Lyonnais, le Vivarais, le Dauphiné, mais qu'elle ne peut convenir qu'aux estomacs robustes des paysans.

Les nations, comme les hommes, ne s'instruisent qu'aux rudes leçons de l'adversité: en France, de mauvaises récoltes de blé se succédèrent en 1767, 1768 et 1769, et comme le pain était alors la nourriture exclusive des pauvres gens, la détresse fut extrême; la population errait sur les routes, demandant à la charité une subsistance que la terre ne pouvait lui fournir.

L'insuffisance des voies de communication, les entraves administratives empêchant la circulation des grains, l'énormité des impôts pesant sur le cultivateur et décourageant les efforts les plus opiniâtres, contribuaient sans doute à engendrer ces misères; elles paraissaient dues cependant à des causes plus profondes. On commençait à douter que le blé fùt à lui seul capable de subvenir aux besoins du pays, et sous l'empire de ces préoccupations générales, l'Académie de Besançon mit au concours, en 1771, la question suivante: « Quelles plantes, en France, peuvent, dans les temps de disette, suppléer aux autres nourritures de l'homme, et quelle est la nature de l'aliment qu'on peut tirer de ces végétaux? »

Plus qu'aucun autre, un pharmacien des armées, Parmentier, s'émut des souffrances de la population; mais sa pitié ne s'exhala pas en vaines lamentations; elle lui dicta la virile résolution de chercher la cause du mal, pour le combattre et le vaincre.

Parmentier eut tout d'abord la vue nette et précise que l'alimentation publique n'est assurée que si elle repose sur la culture de plusieurs végétaux différents, car il est rare que les conditions atmosphériques soient défavorables à toutes les récoltes, et d'ordinaire l'abondance de l'une compense le déficit des autres.

En 1772, il envoie à l'Académie de Besançon le

mémoire dans lequel il préconise la culture de la pomme de terre et commence sa longue lutte; sans faiblir, il répondra à toutes les objections, triomphera de toutes les résistances.

Il montre par l'analyse que la pomme de terre ne renferme aucun principe nuisible, puis revient à ses cultures; chaque année il les répète, et ne distribue que parcimonieusement les tubercules, pour donner le désir d'acquérir une plante, qui paraîtra d'autant plus précieuse qu'elle est plus

rare.

En 1781, il réimprime son mémoire qu'il intitule: Recherches sur les végétaux qui dans les temps de disette peuvent remplacer les aliments ordinaires. Lentement l'opinion s'émeut. Les railleurs, toujours ennemis des nouveautés, commencent à désarmer; la culture de la pomme de terre est encouragée; Louis XVI se pare de ses fleurs; enfin en 1785 est exécutée la célèbre expérience de la plaine des Sablons: à juste titre, le souvenir s'en est conservé. Dans un terrain bien en vue, Parmentier fait cultiver la pomme de terre; on multiplie les façons pour attirer l'attention; quand les tubercules commencent à mùrir, il fait garder le champ par des soldats pour repousser les pillards: la plante est décidément de haute valeur, puisqu'on prend tant de peine pour la conserver; la nuit, cependant, la surveillance se relàche: quelques hardis maraudeurs dérobent les tubercules, les

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