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Lisez ces admirables lignes de Télémaque sur les champs Élysées :

Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est pas semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais, au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité.

Examinez cette phrase et remarquez avec quelle mesure les signes ponctuatifs y sont espacés. Imitez cette mesure. Le lecteur qui mettrait une virgule après cette lumière de la seconde phrase, ou après les corps les plus épais de la troisième, ou après elle fortifie les yeux, détruirait tout le charme de cette incomparable effusion de langage.

Voici maintenant un passage de Pascal, dans la Provinciale sur l'homicide:

Concevez donc que, pour être exempt d'homicide, il faut agir tout ensemble, et par l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu, et que, si ces deux conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité, sans sa justice, soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la nécessité de cette union, il arrive, selon saint Augustin, que celui qui sans autorité, tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison principale, qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée, et que les juges, au contraire, qui ont cette autorité, sont néanmoins homicides, s'ils font mourir un innocent contre les lois qu'ils doivent suivre.

Que de virgules! que de temps d'arrêt! Que de signes qui vous disent N'allez pas trop vite. Le lecteur doit bien se garder d'en omettre un seul. Chacun a sa valeur et sa fonction dans la puissante construction de cette phrase. Deux

mots la dominent; le mot justice et le mot autorité; ils se répètent, l'un six fois, l'autre trois fois, en huit lignes; ch bien! il faut chaque fois les remettre en relief, non seulement par l'accent, mais par la ponctuation. Le lecteur qui croirait alléger la phrase, en supprimant quelque temps d'arrêt, lui ôterait toute sa force et toute sa clarté.

Je vous ai dit que la poésie a sa ponctuation particulière. Souvent cette ponctuation est toute de sentiment; l'auteur ne la marque pas; c'est au lecteur à la trouver, en consultant le rythme et la rime.

Prenons ces vers de Lamartine :

Ainsi tout change, ainsi tout passe,
Ainsi nous-mêmes nous passons,
Hélas! sans laisser plus de trace,
Que cette barque où nous glissons,
Sur cette mer où tout s'efface.

Supposez cette phrase en prose; évidemment vous ne mettrez pas de virgule après plus de trace », vous en mettrez une après « cette barque », vous direz

«

« Ainsi nous-mêmes nous passons, hélas! sans laisser plus de trace que cette barque, où nous glissons sur cette mer où tout s'efface. »

Voilà la véritable ponctuation correcte et grammaticale. Mais la poésie a sa grammaire à elle, et vous vous arrêtez, en lisant, après trace, après glissons, pour laisser au vers sa délicieuse harmonie qui naît de l'entrelacement des rimes.

Je vous ai dit que la ponctuation se modifiait selon les époques. Les petits points sont inconnus au dix-septième siècle. Que représentent les petits points? Une phrase inachevée. Qu'expriment-ils? Plusieurs sentiments divers. Ce

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qu'on hésite à dire, ce qu'on rougit de dire, ce qu'on redoute de dire, ce qu'on n'ose pas s'avouer soi-même, ce dont on ne se rend pas compte, ce qu'on veut laisser deviner, se rend à merveille par les petits points. Les petits points vont bien au balbutiement de la colère, au bégayement de la peur, au trouble de la passion, à la menace contenue. Le

Quos ego.... de Virgile, nous en offre un admirable exemple. C'est surtout dans le dialogue dramatique qu'ils trouvent place. Diderot est le premier que je vois en faire usage, et abus. Le Père de famille en est rempli, c'était chez lui parti pris et système. Laharpe disait : « Diderot multiplie les petits points dans le dialogue écrit, pour qu'il représente plus au naturel le dialogue parlé. » Scribe, de notre temps, a été le grand inventeur des petits points. Ils correspondent à la nature de son esprit et au caractère de son théâtre. Sa préoccupation principale est d'aller vite. Il a toujours peur de laisser languir l'action, et de faire languir le spectateur. La crainte d'impatienter le rend impatient. Un jour que je lui reprochais une tournure trop elliptique :

« Oh! mon cher ami, je n'ai pas le temps, il faut que je marche, l'action me presse; c'est ce que j'appelle le style économique. » Or, les petits points sont ce qu'il y a de plus économique en fait de langage, puisqu'ils suppriment les mots. La comédie de Scribe, courante et toute d'action, en dit le moins qu'elle peut. Elle est pleine de sous-entendus. Elle compte sur le jeu de l'acteur, pour compléter la pensée; parfois même, les petits points ne sont qu'une habitude de sa plume. Lisez ce passage dans le quatrième acte de la charmante comédie de Bertrand et Raton.

RATON (seul).

Cela ne fera pas mal!... Je ne serai pas fàché de savoir ce que j'ai à faire !... Car tout retombe sur moi et je ne sais auquel entendre... Maître, où faut-il aller? Maître, qu'est-ce qu'il faut dire ?... Maître, qu'est-ce qu'il faut faire? Est-ce que je sais? Je leur réponds toujours: Attendez! Je ne risque rien d'attendre... il peut arriver des choses... Tandis qu'en se pressant...

Hé bien, ôtez tous ces petits points, sauf peut-être les derniers, et le sens de la phrase n'en sera pas moins clair, la phrase elle-même n'en sera pas moins vive. Ils n'expriment que l'ardeur naturelle de l'esprit de l'auteur. Aujourd'hui où l'on lit beaucoup de comédies dans les réunions de famille, il faut tenir grand compte des petits points. Ils offrent parfois d'heureuses ressources au lecteur. Ils l'aident à exprimer l'inexprimable. Chose singulière, il est même bon de temps en temps, en poésie, de convertir les virgules en petits points.

Permettez-moi de vous en citer un curieux exemple. Je l'emprunte à un passage adorable d'André Chénier.

Parfois, las d'être esclave et de boire la lie

De ce calice amer que l'on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,

Je regarde à la tombe, asile souhaité !

Je souris à ma mort volontaire et prochaine,

Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne ;
Le fer libérateur qui percerait mon sein,

Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main;

Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse ;
Mes écrits imparfaits, mes amis, ma jeunesse,
L'avenir incertain, car à ses propres yeux
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux;
A quelque noir chagrin qu'elle soit asservie,
D'une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami pour vivre et pour souffrir.

Voilà certes un délicieux morceau. Mais croyez-vous que dans ces vers, mes écrits, ma jeunesse, l'avenir incertain, croyez-vous que les virgules placées entre ces trois mots suffisent à en marquer le caractère suspensif? Non! Il y

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