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qualité, tout excepté un art. Cela ne s'apprend pas. L'exercice de cette qualité naturelle peut donner lieu à quelques préceptes d'hygiène, il ne faut ni trop parler ni trop lire, comme il ne faut ni trop marcher ni trop manger; préceptes de bon sens, il ne faut lire trop haut ni lire trop vite; préceptes de goût, il faut tâcher de comprendre et de faire comprendre ce qu'on lit; mais en dehors de ces instructions sommaires qui tiendraient en quelques lignes, on ne trouve pas dans la lecture ces règles précises, claires, qui constituent un art; l'art de la lecture sc compose d'un seul article: Il faut lire comme on parle. »

J'avais grande foi dans le goût de M. Saint-Marc Girardin, et je connaissais sa rare sincérité; mais ici j'étais convaincu, et de plus j'entendais sous ses critiques une phrase qu'il ne me disait pas, qu'il ne se disait peut-être pas à lui-même, mais qui n'en existait pas moins tout au fond de sa pensée « En fin de compte, moi, Saint-Marc Girar

din, je lis très bien et je ne l'ai jamais appris; donc, on n'a pas besoin de l'apprendre.

Je repris donc :

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«< Mon cher ami, il y a une part de vérité dans ce que vous me dites; c'est la part qui se retrouve dans tout ce que disent les hommes du monde, spirituels et instruits, sur un sujet qu'ils n'ont pas étudié. Or, tout professeur de Sorbonne que vous êtes, vous n'êtes là-dessus qu'un homme du monde; vous parlez spirituellement de ce que vous ne connaissez pas. >>

Ce mot inaccoutumé pour lui le fit un peu regimber. Je repris avec calme : « Qu'il y ait dans le talent de la lecture beaucoup de don, c'est incontestable: il n'en est pas de cet art comme des autres arts ou métiers qui vous sont absolument fermés, si l'apprentissage ne vous en a pas ouvert l'accès: Certains hommes lisent sans étude, avec grâce et avec agrément : vous en êtes une preuve, car vous lisez à l'effet, vous êtes applaudi quand vous lisez, mais vous ne lisez pas... pardonnez-moi ma franchise... vous ne lisez pas bien. »

A ce mot, il se mit à sourire d'un air narquois. « Comment! je ne lis pas bien?

-Non! la preuve, c'est que quelqu'un qui lirait comme vous, lirait mal.

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Expliquez-moi donc cela, reprit-il en riant.

Rien de plus facile. Je vous ai entendu lire à la Sorbonne, dans votre cours, des fragments de Lamartine, de Corneille, de Victor Hugo, et je vous ai entendu lire à l'Académie des discours de vous. La différence était fort grande.

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- Le voici : Les vers de nos grands poètes, lus par vous, étaient fort applaudis. Pourquoi? Parce que vous metticz dans cette lecture votre intelligence, votre supériorité d'esprit; parce que vous avez une voix vibrante et un air de conviction, toutes qualités personnelles qui dissimulaient vos défauts.

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Eh! quels sont donc mes défauts? s'il vous plaît.

Votre voix a des sons un peu blessants à force d'éclat; votre débit est parfois déclamatoire ou emphatique, et l'emphase ne déplaît pas à la jeunesse... Mais changez d'auditoire et donnez votre manière à quelqu'un qui n'aura ni votre supériorité ni votre autorité, à qui il ne restera que votre manière, et il ne plaira pas, par cela seul qu'il vous aura trop bien imité; or, il n'y a de bon, que ce qui peut être imité sans danger. Donc, vous lisez avec talent, mais vous ne lisez pas comme quelqu'un qui sait lire.

Même mes discours?

Oh! vos discours! personne ne pourrait les lire aussi bien que vous.

Pourquoi? Est-ce que là aussi mes défauts?...

Là vos défauts sont des qualités, parce qu'ils font partie de votre personnalité. Un exemple vous expliquera ma pensée. Jules Sandeau avait écrit un charmant discours en réponse à Camille Doucet. Il me pria de le lire pour lui en public. « Je m'en garderai bien, lui répondis-je.

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Pourquoi? vous le lirez mieux que moi.

Oui! mais je ne le lirai pas si bien. Votre discours, c'est vous. Je ne ferai certes pas en le lisant, les fautes

que vous faites, je ne laisserai pas tomber mes finales, je mettrai mieux en relief les mots spirituels, mais je n'aurai pas cette nonchalance d'attitude, cette indolence de voix, cet air de ne pas y toucher, cet abandon, indifférent qui compléteront vos paroles par votre personne et qui seront charmants chez vous parce qu'ils sont naturels, mais qui seraient déplaisants chez moi parce qu'ils seraient cherchés... Votre discours est un discours blond et fleuri d'embonpoint; je le lirai comme un homme brun et maigre; lisez-le vous-même! »

Il me crut, et le succès lui montra combien j'avais eu raison. Mais, s'il avait lu ainsi le discours d'un autre, c'eût été une trahison!

« L'histoire est jolie, me dit M. Saint-Marc Girardin, mais je ne vois pas où elle nous mène. Je comprends ce que vous me dites, mais je ne comprends pas quelles conséquences vous en tirez.

Un autre exemple vous le fera mieux saisir. M. Viennet avait une grande réputation de lecteur, réputation méritée quand il lisait ses vers. Sa voix rauque, ses gestes bourrus et imitant la franchise, sa petite mèche de cheveux, en l'air comme une crête de coq, ses intonations joviales, étaient la représentation exacte de son genre de talent, avec tout ce qu'il avait de vif et d'un peu vulgaire; ajoutez qu'il avait un goût extrême pour tout ce qu'il faisait; il se plaisait singulièrement à lui-même, ce qui donnait à son débit, quand il lisait ses propres vers, un feu, une chaleur qui gagnait l'auditoire. On me proposa un jour de lire à l'Académie des vers de M. Viennet, je refusai. « Ni moi, ni le morceau n'aurions de succès, répondis-je. Je manquerais

absolument de ce qui fait une partie de l'effet de M. Viennet, la conviction profonde que ce que je lis est un chefd'œuvre. >

Cette petite épigramme, fort inoffensive, fit rire M. SaintMarc Girardin, et il ajouta gaiement :

<< La conclusion! la conclusion! Que conclucz-vous de tout cela?

-Je conclus qu'il ne faut pas dire d'un écrivain qu'il lit bien parce qu'il est applaudi en lisant ce qu'il a fait, attendu que parfois ses défauts de lecteur sont pour quelque chose dans son succès; c'est un homme ajouté à un discours. Je conclus encore qu'il faut laisser de côté certaines natures d'élite, certaines organisations exceptionnelles comme la vôtre, qui peuvent se passer de règles, tant elles ont bonne grâce à sauter par-dessus! « L'art n'est pas fait pour toi; tu n'en as pas besoin. » Mais je conclus aussi que les hommes ordinaires, la masse, la majorité, le vulgaire a besoin d'apprendre à lire pour savoir lire, et que cette science qui serait utile même aux êtres supérieurs, car enfin, mon cher ami, vous auriez un peu plus de science que vous n'en auriez pas moins de talent, est indispensable à tous les autres.

Mais, enfin, cette science, en quoi consiste-t-elle ? comment se définit-elle ?

-L'art de parler et de lire correctement.

La correction suppose des règles. Quelles sont ces règles?

Elles sont de deux sortes, matérielles et intellectuelles; car l'art de la lecture repose à la fois sur l'exercice d'un organe physique, la voix, et sur un organe spirituel,

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