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PHÈDRE

Prenons maintenant la fable de Phèdre :

Un chat, affaibli par les années et la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris rapides. Il s'enveloppe de farine, et dans un coin obscur se jette négligemment. Un rat croit que c'est nourriture; il saute dessus, il est pris, il est mort. Un second périt pareillement, puis un troisième, puis quelques autres suivirent; mais vint alors un vieux dur à cuire (le latin dit retorridus, recuit), qui avait souvent échappé aux lacets et aux pièges. Regardant, de loin, l'embûche de son ennemi rusé: « Porte-toi bien, farine, lui dit-il, je te laisse dans ton coin. »

Cette seconde fable ne vous transporte-t-elle pas dans une autre partie du domaine de l'art? Ne vous sentez-vous pas en face, non seulement d'un autre écrivain, mais d'une autre classe d'écrivains ? N'avez-vous pas monté d'un degré? Évidemment oui, puisque vous avez passé de la prose à la poésie. Phèdre se présente pourtant à vous, comme Ésope, sous le vêtement de la prose, puisque je vous le traduis; mais, ou bien j'ai mal rempli mon office de traducteur, ou vous devinerez en dessous, le tour, le relief de la poésie.

Ésope est avant tout un moraliste, il compose ses fables pour l'affabulation; pulos dλot . Cette fable montre

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que... Voilà tout Ésope. Le récit n'est pour lui qu'un prétexte, le moyen de donner une forme vivante à une observation morale. Phèdre est avant tout un artiste; avec lui s'introduit dans la fable tout ce qui caractérise l'art : la clarté ne lui suffit pas, il lui faut le relief; le dessin ne lui suffit pas, il lui faut la lumière; le contour ne lui suffit pas, il lui faut la couleur. Fidèle aux deux objets que l'art se propose, tantôt il abrège, il condense, il simplifie; tantôt il développe, il détaille, il amplifie.

Voyez comme, dès les premières lignes, se montre la différence entre les deux fabulistes.

Que dit Ésope?

Un chat, ayant appris qu'il y avait beaucoup de rats dans une maison, se mit à les prendre et à les manger l'un après l'autre.

Quoi de plus terre à terre, de plus vulgaire, de moins orné?

Que dit Phèdre?

Un chat, affaibi par l'âge et les années, ne pouvait plus atteindre les souris rapides.

Certes, cette phrase, pour être bien lue, exige, comme la première, clarté, correction et accent sur le mot de valeur, mais elle veut en outre de l'harmonie et la peinture des deux adversaires. Le chat, dans Ésope, est un chat quelconque; il ne représente que l'espèce; dans Phèdre, c'est un individu, c'est un vieillard. Dans Ésope, les rats sont nommés, rien de plus; dans Phèdre, ils sont peints; avec un seul mot, il est vrai, car Phèdre, est avant tout un poète précis, concis, un peu sec; il a plus de nerf et de muscles que de chair, mais un coup de pinceau lui suffit.

Les souris rapides, c'est une épithète à la façon d'Homère ; faites-la sentir.

Il s'enveloppe de farine, et dans un coin obscur se jette négligemment.

Là s'applique ce que je vous ai dit de l'art qui simplifie. On a un peu de peine à se figurer ce chat qui se suspend au plafond à une cheville et contrefait le mort. Phèdre se débarrasse de cette invention et lui substitue le manteau de farine. J'ai gardé dans la traduction l'ordre des mots du poète latin, et in obscuro loco se adjicit negligenter; et dans un coin obscur se jette négligemment. Cette interversion est quelque peu contraire aux habitudes de notre syntaxe, mais elle m'a paru plus pittoresque. Que ce four se sente dans votre diction, et marquez bien le mot se jette; il fait image, il assimile le chat à un paquet.

Un rat croit que c'est nourriture, il saute dessus, il est pris, il est mort.

Le tour poétique se signale là de lui-même. Pas n'est besoin de vous l'indiquer; mettez seulement un court intervalle entre chacun de ces trois membres de phrase: Il saute dessus, il est pris, il est mort; ces légers points d'arrêt accentueront la progression, qu'il faut marquer aussi par le son.

Un second périt pareillement, puis un troisième, puis d'autres suivirent. Vient alors un vieux dur à cuire, qui avait maintes fois échappé aux lacets et aux pièges. Regardant de loin l'embûche de son ennemi rusé: « Porte-toi bien, farine, lui dit-il, je te laisse dans ton coin. »

Là encore peu d'observations nouvelles à faire. Ton du récit, ton du dialogue, ponctuation rigoureuse, plus d'ac

cent que dans Ésope parce qu'il y a plus de relief. Du reste, les mots sont si expressifs que, pour peu qu'on y fasse attention, ils arrivent d'eux-mêmes sur les lèvres avec leur intonation vraie; ayez soin seulement d'indiquer le mot de loin, il marque la méfiance du vieux rat.

Pas d'affabulation.

Je résume mes observations sur la lecture de cette fable en un mot. Elle demande les mêmes qualités que la première, et plusieurs autres en sus.

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LA FONTAINE

LE CHAT ET LE VIEUX RAT

J'ai lu chez un conteur de fables

Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats,
L'Attila, le fléau des rats,

Rendait ces derniers misérables;
J'ai lu, dis-je, en certain auteur,
Que ce chat exterminateur,

Vrai cerbère, était craint une lieue à la ronde ;

Il voulait de souris dépeupler tout le monde.

Avec cette troisième fable, ce n'est pas d'un degré que nous montons, c'est de dix. Nous voilà en pleine poésie, en pleine vie, en plein drame! A la place du coloris discret et sobre, l'image éclatante. Ce qui était dans Phèdre un commencement d'action, va devenir une lutte véritable. Le personnage principal, le chat, se métamorphose, il a un nom, il a un état: il s'appelle Rodilard. Au lieu du petit

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vieillard usé et rusé de Phèdre, voici que nous apparaît une façon de conquérant à grand fracas! La Fontaine n'a pas trop de la mythologie et de l'histoire pour lui trouver des pareils, il le compare à Attila, à Alexandre, à Cerbère !

Comment devons-nous lire ces premiers vers? Comme nous avons lu Ésope et Phèdre? oui et non; oui, car le ton doit être le même; non, car le son doit être différent. Cette distinction du ton et du son est chose très importante et l'art du chant nous le fait comprendre. La note que vous émettez en chantant, peut être ou douce, ou forte, ou voilée, sans cesser d'être la même note; c'est un ré, un fa, un do émis avec plus ou moins de force, mais c'est toujours un ré, un do ou un fa. Ilé bien, de même dans ces vers de La Fontaine, gardez le ton du récit, comme dans Phèdre ou Ésope, mais étoffez le son! Empanachez la voix! La Fontaine est emphatique, soyez-le avec lui, mais comme lui, c'est-à-dire ironiquement. Son ironie se manifeste par

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