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C'EST PEU D'ALLER AU CIEL, JE VEUX VOUS Y CONDUIRE.

CHAPITRE XX

DES OPPOSITIONS DANS LA DICTION

Les oppositions dans la diction représentent les antithèses dans le style. Il y a, pour le lecteur, un art de mettre en contraste deux intonations, comme, pour le poète, deux pensées, afin de les faire valoir l'une l'autre en les choquant, pour ainsi dire, l'une contre l'autre. C'est comme un cliquetis de lames d'épée, d'où jaillit la lumière. Corneille est plein de ces chocs électriques. Qu'on se rappelle ces deux vers:

HORACE.

Albe vous a choisi, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue.

Et dans Polyeucte:

C'est peu

C'est

PAULINE.

de me quitter, tu veux donc me séduire !

POLYEUCTE.

peu d'aller au ciel, je veux vous conduire.

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Je pourrais multiplier à l'infini ces exemples de répliques qui ressemblent à des ripostes. Ils abondent même dans Molière. La scène d'Alceste et d'Oronte en offre de charmants:

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Croyez-vous donc avoir tant d'esprit en partage?

Si je louais vos vers j'en aurais davantage.

Je me passerai bien que vous les approuviez.

Il faut bien, s'il vous plaît, que vous vous en passiez.

On conçoit sans peine quelles ressources offrent au diseur, de telles oppositions. Au théâtre, l'effet est facile parce que ces deux pensées différentes se trouvent dans deux bouches différentes, mais le lecteur figure à lui seul les deux personnages. Il lui faut donc avoir, pour ainsi dire, deux voix. Travail malaisé, mais fécond! L'étude de ces contrastes exige et enseigne une souplesse d'organe, une variété d'intentions et d'intonations qui ajoutent au débit une force et une grâce singulières.

Les professeurs de chant, pour assouplir le gosier de leurs élèves, leur donnent à faire ce qu'on appelle des exercices d'agilité. Ce sont des morceaux préparés où se trouvent réunis, dans un ordre méthodique, des groupes

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de trilles, d'arpèges, de gammes, qui ont pour objet d'habituer l'instrument à toutes les difficultés vocales. Hé bien, voici deux petits chefs-d'œuvre, qui sont pour le lecteur, deux excellents exercices dans l'art des oppositions.

Le premier morceau est le couplet d'Éliante dans le Misanthrope.

La pâle est au jasmin en blancheur comparable, La noire à faire peur une brune adorable,

La maigre a de la taille et de la liberté,
La grasse est dans son port pleine de majesté ;
La malpropre, sur soi de peu d'attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux yeux,

La naine, un abrégé des merveilles des cieux,
L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne,
La fourbe a de l'esprit; la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.

Quelle leçon de contrastes qu'un tel morceau! comme il vous force à sauter subitement d'un ton à un autre ! Toutes ces figures, la maigre, la grasse, la blanche, la noire, ne font que passer devant vous; il faut les saisir au passage, les peindre avec un son, comme le poète les dessine avec un trait; et tous ces sons doivent être variés comme ces figures il faut trouver un timbre pour chacune d'elles.

Le second exercice que j'ai à vous proposer est peutêtre plus difficile encore et plus approprié à son objet. Victor Hugo, le jour du mariage de sa fille, lui adressa deux strophes, de quatre vers chacune, qui sont un bijou poétique. Ces huit vers sont formés de huit antithèses, mais ces antithèses étant des traits de cœur au lieu d'être, comme d'habitude, des traits d'esprit, l'art le plus ingénieux arrive ici à produire l'effet le plus touchant. Voici ces deux strophes :

Aime celui qui t'aime et sois heureuse en lui,
Enfant, sois son trésor comme tu fus le nôtre,
Va, mon enfant aimé, d'une famille à l'autre,
Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui.

Ici l'on te retient, là-bas on te désire;

Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir:

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