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mémoire descendait tranquillement d'un objet à l'autre. Ne confondez pas ce procédé, avec les artifices mnémoniques que je ne dédaigne pas pourtant; il y en a de très ingénieux et de très utiles, mais celui-ci repose sur un principe, l'ordre.

S 2.

Retenir est encore plus difficile qu'apprendre. Cependant on cite des mémoires phénoménales et qui semblent fabriquées en airain, tant ce qui s'y écrit s'y grave. M. Cuvier dit un jour à son secrétaire: « Prenez donc tel volume sur le cinquième rang de ma bibliothèque, derrière; je l'ai lu il y a vingt-cinq ans, et vous trouverez page 10, second alinéa, un passage que je vous prie de me copier. » M. Patin m'a raconté souvent que pendant toute une journée il fut tourmenté, poursuivi, par douze noms de gens parfaitement inconnus pour lui, et qui se représentaient sans cesse à lui dans un ordre régulier. C'était une liste de douze jurés, qu'il avait luc la veille dans un journal, et qui s'était inscrite d'elle-même dans son cerveau. Mais ce sont là des exceptions qui ne prouvent que la règle; or la règle, c'est que l'oubli est le frère du souvenir. Il y a des mémoires heureuses mais infidèles, qui oublient aussi vite qu'elles apprennent. Il y a des écrivains au style ondoyant, aux contours indécis, dont les pages flottantes glissent sur la mémoire, et ne s'y impriment pas. Je disais un jour à Lamartine: « Expliquez-moi comment il se fait que vingt vers de La Fontaine, une fois entrés dans ma tête, n'en sortent

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pas, et qu'il suffise de quelques mois pour que vingt vers de vous s'échappent de mon souvenir?

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Rien de plus simple, me répondit-il avec une bonhomie charmante, c'est que j'écris avec un pinceau, et La Fontaine avec une plume; je colore, il grave, et les couleurs s'effacent plus vite que les contours. >>

Cette ingénieuse réponse ne contenait que la moitié de la vérité; la fugitivité du souvenir ne tient pas seulement, comme nous le verrons tout à l'heure, au caractère des morceaux appris; mais l'oubli, quelle qu'en soit la cause, est chose fatale; il n'est presque personne de nous qui, voulant redire, au bout de quelques semaines ou quelques mois, un morceau récité naguère avec passion, n'en ait été réduit à cet aveu pénible:

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Que ferez-vous alors? Le plus simple est sans doute de recourir au texte, de recommencer votre étude, et j'ajoute qu'une surprise agréable vous attend alors. On réapprend beaucoup plus vite qu'on n'a appris; les phrases et les mols, à mesure qu'ils arrivent sous vos yeux, ont l'air de vous reconnaître, tant ils s'empressent de rentrer dans votre mémoire, et de revenir sur vos lèvres.

Mais si le texte vous manque ? si le livre n'est plus dans vos mains? faut-il vous résigner à l'oubli de ce morceau et le regarder comme perdu? Non.

Ici se produit un fait psychologique très curieux.

Lorsque vous passez subitement d'un endroit clair dans un endroit obscur, quand vous entrez dans une cave par exemple, au premier abord vous ne distinguez rien; il semble que vous soyez aveugle; puis peu à peu ces ténèbres deviennent visibles; les objets enfermés dans cette cave semblent sortir de l'ombre où ils étaient noyés, et se dessinent vaguement devant vos yeux, comme si une blancheur venue du dehors les éclairait peu à peu.

Hé bien, pareil phénomène se produit en face d'une oubliée.

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L'œil de la pensée, à force de la regarder, de s'y attacher, l'oblige pour ainsi dire à reparaître.

Que se passe-t-il donc alors dans notre cerveau? Pár quelle force étrange notre attention, en se fixant sur ce. morceau qui n'existe plus, le reconstruit-elle? On peut concevoir que les yeux du corps s'habituent à l'obscurité et arrivent à y voir ce qui y est; j'imagine là quelque opération mécanique pareille à ce qui a lieu dans une lorgnette, dont les tubes, en s'allongeant ou en se raccourcissant, la mettent au point, et nous permettent de distinguer des objets existants. Mais cette page, elle est noyée, effacée, ensevelie dans notre souvenir. Comment est-il possible que nous percions les voiles qui la cachent, que nous dissipions la poussière qui la recouvre, que nous donnions un corps à ce qui est dispersé et en débris? Explique ce mystère qui pourra. Mais c'est dans ce mystère qu'éclate le plus victorieusement la supériorité de la mémoire méthodique sur la mémoire mécanique. La méthode qui vous a aidé à apprendre vous aide à retrouver. Le raisonnement, le sentiment, l'esprit critique, tous ces auxiliaires de votre premier travail mnémonique, vous facilitent le second; les grandes lignes renaissent d'abord dans votre esprit; les détails rentrent peu

peu dans les détails de l'ensemble; l'oreille même, qui se rappelle certaines beautés de son que vous lui avez confiées, vous apporte sa part de souvenirs, et c'est ainsi que le morceau se réédifie dans votre tête, à l'aide de tous ces collaborateurs, comme une maison s'élève avec le concours des ouvriers de tous états.

Le rôle de la mémoire dans la diction donne lieu à une observation très importante.

On dit la mémoire, on devrait dire les mémoires. Il y en a de toutes sortes: mémoire des faits, mémoire des dates, mémoire des lieux. Ces différentes mémoires s'unissent rarement dans le même individu, et semblent même souvent s'exclure. Tel savant, qui retient imperturbablement toute une série de calculs et de problèmes mathématiques, traverse les pages les plus curieuses d'un livre d'histoire, sans en garder autre chose qu'une vague impression aussitôt effacée que reçue. La mémoire des dates ne concorde pas toujours avec la mémoire des faits. La mémoire des figures est, pour quelques personnes, pour moi entre autres, une mémoire toute spéciale, et qui constitue un véritable tourment. Un visage entrevu une fois par hasard, dans une visite, dans un voyage, et revu quatre ou cinq mois plus tard, me frappe comme un visage connu, avec mille points d'interrogation et mille scrupules: « Où donc ai-je vu cette figurelà? Appartient-elle à quelqu'un avec qui je suis en relation Dois-je saluer?» Hé bien, en même temps, le croiraiton? je suis absolument dépourvu de la mémoire des lieux. Je ne reconnais pas un endroit que j'ai vu vingt fois. Je me perds, au retour, dans un chemin que j'ai parcouru une heure auparavant.

La mémoire littéraire elle-même se fragmente en plusieurs compartiments. Tel écolier apprend plus vite les vers que la prose, tel autre retiendra plus facilement un morceau d'éloquence qu'une narration. Or, la réflexion et mon expérience personnelle m'ont convaincu qu'il y avait là un indice psychologique très précieux. N'y aurait-il pas lieu, de penser, en effet, que notre faculté mnémonique correspond à nos facultés créatrices, qu'il y a un rapport, une

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