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Quel est le premier devoir du lecteur? De rechercher avant tout le dessin général du fragment qu'il veut lire, ce que j'appellerai son architecture intérieure; il doit voir quel plan l'auteur a adopté, dans quel ordre les idées se sont présentées à lui, et comment il a réalisé cet ordre de façon à donner à sa pensée toute sa force et tout son éclat. Pensez-y bien, l'ordre n'est pas seulement la clarté, il est aussi la progression, c'est-à-dire le mouvement et l'intérêt.

En voici deux exemples frappants:

RACINE. Athalie.

Le quatrième acte d'Athalie contient un passage très admiré, souvent cité, et dont cependant, selon moi, on n'a pas mis en lumière toute la beauté; c'est l'allocution de Joad à Joas au moment où il lui remet la couronne.

Joad réunit en lui, à ce moment, trois caractères. Il est père et éducateur, il est grand prêtre, il est prophète. Joas est à la fois, pour lui, un enfant, un élève et un roi. De là, dans son langage, un singulier et nécessaire mélange de tendresse, de respect, de gravité, et j'ajoute, de crainte. Car, ne l'oublions pas en étudiant ce morceau, Joad n'interroge pas seulement l'avenir avec les yeux de la prévoyance paternelle, il a l'œil du devin, il voit ce qu'il prévoit, confusément sans doute, mais cette obscurité même ajoute à son pressentiment une terreur mystique. Figurez-vous donc bien ces traits si divers de la figure de Joad, puis voyez quelle progression Racine a suivie pour

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rendre la poétique complexité de ces sentiments, et après cette étude, commencez la lecture à haute voix.

O mon fils! de ce nom j'ose encore vous nommer!
Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur
Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur,
Du pouvoir absolu vous ignorez l'ivresse,

Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.

C'est le père, dans ce début, qui parle. Que votre voix soit familière, votre ton affectueux, comme lorsqu'on s'adresse à un petit enfant, avec un mélange de déférence, comme quand on parle à un souverain.

Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maitresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même,
Qu'il doit tout immoler à sa grandeur suprême;

Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;

Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime!

Ici l'éducateur joint sa voix à celle du père. Ces paroles ne sont que la continuation des leçons qu'il a déjà données à Joas. Le ton doit être grave, et mettre en relief par l'amertume de l'accent, la cynique et cruelle morale des

courtisans.

Ainsi de piège en piège et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité,

Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage.

Le prophète entre en scène. Il prévoit vaguement que Joas sera un tyran; son accent doit être celui de la crainte, de l'indignation, et le dernier vers veut être dit avec une explosion de douleur.

Jurez donc sur ce livre et devant ces témoins,
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins;
Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge,
Entre le peuple et vous, vous prendrez Dieu pour juge;
Vous souvenant, mon fils, que, caché sous le lin,
Comme eux vous fùtes pauvre, et comme eux orphelin.

Ici, changement complet de ton. C'est le grand prêtre qui parle, et c'est un serment solennel qu'il requiert. Autorité, gravité pleine de force, voilà le ton nécessaire, mais sans oublier un accent de douceur compatissante sur les deux derniers vers.

Vous le voyez, ces diverses indications ne sont que le décalque des quatre caractères de Joad dans cette scène;

mais pour le bien dire, il ne suffit pas de reproduire ces quatre aspects. Talma, qui était sublime dans cette scène, faisait sentir ces contrastes, mais il les noyait dans une effusion générale, à la fois paternelle et religieuse, qui ajoutait la beauté de l'harmonie à la puissance de l'expression. Voilà où il faut tendre.

Passons maintenant à une pièce de vers très célèbre d'un poète moderne, M. Sully-Prudhomme. C'est le Vase brisé. Nous y trouverons, je crois, la matière d'une excellente leçon sur le même sujet.

LE VASE BRISÉ

Le vase où meurt cette verveine,
D'un coup d'éventail fut fêlé;
Le coup dut l'effleurer à peine,

Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau pure a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé!!

Ainsi parfois la main qu'on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit!
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de notre amour périt!

Encore intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde...

Il est brisé... n'y touchez pas!...

Ce charmant morceau se récite partout. Je l'ai entendu dire en public par des lecteurs habiles; hé bien, faut-il l'avouer, aucun d'eux ne m'a satisfait complètement. Il m'a semblé que, faute d'avoir recherché l'ordonnance générale du morceau, ils tombaient tous dans la même erreur. Entraînés par le charme poétique répandu sur toute la pièce, ils enveloppent ces cinq strophes dans la même harmonie mélancolique; or c'est enlever à ce morceau son principal caractère, le contraste. Rien de plus différent que la première partie et la seconde, que les trois premières strophes et les deux dernières, et l'effet est précisément dans l'imprévu de la comparaison. De quoi s'agitil en effet dans les premières strophes? D'un vase fêlé. Il n'y a pas là de quoi s'attendrir.

Ce qui convient dans les quatre premiers vers, c'est done le ton simple du récit. La seconde strophe est une description, une description pleine de pittoresque et de relief. Peignez avec la voix, ne craignez pas dans ces deux vers:

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,

ne craignez pas, dis-je, de faire sentir discrètement l'harmonie quelque peu stridente de cette accumulation d'r, meurtrissure, mordant, cristal. Il y a, là-dessous, je ne sais quel petit grincement de scie qu'il faut laisser deviner. Au contraire, dans les deux suivants :

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