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cisme. Le stoïque est calme. Il faut dire sans parler, dans le bas de la voix, et le marquer fortement mais simple

ment.

La Fontaine, dans son admirable fable « le Lion »>, met dans la bouche du renard consulté par le léopard :

En vain nous appelons mille gens à notre aide,

Plus ils sont, plus il coûte; et je ne les tiens bons

Qu'à manger leur part de moutons.

Apaisez le lion! seul il passe en puissance

Ce monde d'alliés, vivant sur notre bien.

Quel est le mot de valeur? Est-ce... plus ils sont, plus il coûte? Non. Est-ce manger leur part de moutons, qui peignent si bien la gourmandise des parasites? Non. Est-ce ce beau vers:

Seul il passe en puissance

Ce monde d'alliés vivant sur notre bien?

-

Non. Qu'est-ce done? C'est apaisez ! Que se propose le renard? Que conseille-t-il? La prudence, voire même un peu de platitude. Apaisez le lion.

Encore une citation bien caractéristique dans Britannicus, acte IV, scène d'Agrippine et de Néron:

Vous régnez! Vous savez combien votre naissance,
Entre l'empire et vous, avait mis de distance;
Les droits de mes aïeux, par Rome consacrés,
Étaient même, sans moi, d'inutiles degrés.

Quel est le mot de valeur de ces quatre vers? C'est sans moi. Il résume non seulement cette phrase, mais tout le discours d'Agrippine, qui n'a pas moins de quatre-vingts vers; car pendant cette longue récrimination, elle ne prononce pas une syllabe où elle ne dise à Néron: Tu me dois tout. Ce mot, sans moi, détaché avec une grande force, éclairera donc la scène tout entière.

Je pourrais multiplier les exemples. J'aime mieux vous laisser le soin et le plaisir de les trouver vous-même. Car il n'y a pas de travail plus intéressant et plus profitable.

Cette recherche vous donne des yeux de lynx, pour fouiller du regard dans tous les coins de la phrase. Vous voilà forcé de scruter la pensée de l'auteur, de peser toutes ses paroles. Autant de voyages de découvertes, très fructueux ! Puis les mots de valeur une fois trouvés, vous verrez comme les accents ainsi répandus sur les paroles caractéristiques, étoilent la phrase, et donnent de grâce, de variété et de vérité au débit! Quelquefois cette lumière jette sur une pensée un jour inattendu.

Il y a quelques semaines, à l'Académie, nous travaillions au Dictionnaire historique'. Nous nous occupions du mot artistes; on énumérait toutes les significations de ce mot au XVIe siècle. Arrive cette citation tirée de Voltaire : « Il est rare qu'un homme puissant, quand il est artiste, favorise les bons artistes. » La phrase, lue à haute voix, plut médiocrement à l'assemblée. Cette répétition du mot artiste parut lourde, et l'on ne parlait pas moins que de biffer ces deux lignes; je me permis alors de dire à mes confrères : «La faute n'est peut-être pas à la phrase, mais à la façon dont elle a été lue.

Comment cela?

Mettez en relief, par l'accent, le mot de valeur, et vous verrez que la phrase est signée de l'esprit de Voltaire comme de son nom.

Le Dictionnaire historique est différent de ce qu'on appelle le Dictionnaire de l'Académie; en ce sens que celui-ci est le dictionnaire d'aujourd'hui, et que l'autre est le dictionnaire d'autrefois. L'un constate le sens, l'usage actuel des mots; l'autre s'occupe de leur histoire, de leur biographie; il marque à quelle époque ils sont entrés dans la langue, les diverses acceptions qu'ils ont prises successivement, et cela, au moyen de citations chronologiques qu'on emprunte aux divers écrivains de tous les temps.

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Quel est donc le mot de valeur?

C'est bons. Qui a inspiré, en effet, cette réflexion à Voltaire? C'est le cardinal de Richelieu, et sa sévérité à l'égard de Corneille. L'auteur de Pyrame ne pouvait pas pardonner à l'auteur du Cid. Eh bien, la jalousie du cardinal et la malice de Voltaire sont écrites dans le mot bons.

Faites-le valoir, marquez-en fortement le sens moqueur, et la phrase aura tout son prix. » Ma remarque parut juste, et la citation fut maintenue.

Le lecteur ne trouve pas de pareilles bonnes fortunes dans toutes les phrases, et il y aurait autant de puérilité que d'affectation à vouloir clouer des accents intentionnels sur des mots insignifiants. Mais voulez-vous, pour l'application de cette règle, un guide sûr, infaillible? Ecoutez parler les enfants. Pourquoi? A cause de leur vérité d'accent. Ce ne sont pas eux qui laissent échapper le mot de valeur. Ils tombent dessus avec une justesse et une audace d'intonation qui m'émerveillent toujours. C'est en les écoutant que que je me suis rendu compte de cette règle. Les enfants sont les premiers maîtres de lecture du monde... quand ils ne lisent pas.

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