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jourd'hui tenter une épreuve plus décisive: après avoir complété l'exposition de ses principes, du moins en ce qu'ils ont de fondamental, il les soumet au véritable juge, le public.

Quel est le caractère de cette réforme qu'un inconnu a mûrie dans sa pensée solitaire et indépendante, quel en est le but? qu'a-t-elle d'original? Si elle ne reste pas exclusivement métaphysique, comment, de ces hauteurs inaccessibles à la foule, sait-elle descendre aux objets qui nous touchent plus sensiblement, et se mêler aussi à la vie sociale, politique et religieuse de notre âge? C'est sans doute à l'œuvre elle-même de répondre. Mais comme l'auteur n'a guère présenté que la face la plus sévère de sa doctrine, on a pensé que, tout en travaillant à préparer l'intelligence des principes, il ne serait pas inutile d'en signaler d'avance quelques applications, d'indiquer ce qu'ils peuvent pour le progrès des différentes sciences, et de montrer en particulier de quel jour ils éclairent ces débats entre la philosophie et la théologie, entre l'État et l'Église, qui agitent si puissamment les esprits, et qui, en effet, touchent au fondement de notre ordre social. C'est dans ce dessein qu'on a écrit cette Introduction.

Quand on n'y verrait pas l'occasion d'une tentative philosophique, le sujet traité par M. Bordas-Demoulin offre en lui-même un impérissable

intérêt. Le CARTESIANISME, compris comme if doit l'être, c'est le réveil triomphant de la pensée après le long sommeil du Moyen-Age, c'est le génie de la science, inaugurant une civilisation nouvelle sur les ruines de la barbarie vaincue. Jamais révolution philosophique ne fut aussi rapide dans sa marche, aussi puissante dans ses effets, aussi durable dans son action: le mouvement se propage en un instant, et il est imprimé pour des siècles. A la voix de Descartes, il se fait comme une levée en masse d'hommes de génie. Quelle école, où, pour ne signaler que les plus illustres, paraissent Malebranche, Leibnitz, Bossuet, Fénelon, Arnauld, Pascal, Borelli, Newton, Huyghens, les Bernoulli, Euler! Qu'importe la diversité des sciences? Philosophes, théologiens, physiciens, géomètres, tous obéissent à une impulsion commune, et cette impulsion vient de Descartes. Une fois lancé dans la voie des découvertes, l'esprit humain y marche à pas de géant.

La lumière est partout. Rien n'échappe à ce dévorant esprit d'examen, à cette insatiable avidité d'expliquer et de comprendre, qui devait enfanter tant de miracles. Tout le siècle de Louis XIV en est pénétré. La liberté et la force de la raison se montrent jusque dans les fictions des poëtes et les jeux de l'imagination. Elles éclatent dans la connaissance de l'homme. La métaphysique n'a point

d'abîmes, la foi n'a point de mystères, que l'on ne sonde avec une incomparable audace. Mais ce qu'il y a de plus frappant, et pour ainsi parler, de plus inouï, dans le cartésianisme, c'est l'essor qu'y prennent les sciences physiques et mathématiques. Pour la première fois l'intelligence humaine domine l'univers matériel, en commence la conquête pacifique, et lègue aux âges suivants le germe d'où sortiront les merveilles de l'industrie. Pendant que le système du monde s'élabore, les mathématiques, sortant des anciennes méthodes, les rejettent comme des entraves, et se déploient dans l'infini.

Le cartésianisme est dans l'ordre intellectuel ce qu'est dans l'ordre politique la révolution française: à ces deux époques solennelles, un monde nouveau vient remplacer le vieux monde qui s'écroule.

Le génie d'un homme ne suffit point à expliquer des changements aussi prodigieux. Que pourrait le génie sans la maturité des temps? Si Descartes fut suivi par l'élite de son siècle, c'est qu'il vint à l'heure favorable, et que la disposition générale des esprits secondait la hardiesse de son entreprise. Déjà, avant l'apparition de la philosophie cartésienne, quelque chose d'inconnu se remuait au fond des âmes; les vieilles institutions étaient menacées par un sourd mais vaste besoin de réforme et d'indépendance. C'est le même esprit qui, pour ses coups d'essai,

suscite les communes, l'imprimerie, la renaissance des lettres, pousse Colomb à la découverte d'un monde, revendique la liberté religieuse, que de coupables excès font ajourner, et qui enfin, dans l'âge de la force, produit le cartésianisme ou la rénovation des sciences, prélude glorieux et nécessaire de la rénovation sociale du genre humain. Rien de plus manifeste que l'enchaînement de tous ces faits. Le cartésianisme a donc ses racines dans ce qui a précédé, comme il prépare les progrès ultérieurs; il est dû aux mêmes causes que la civilisation moderne, dont il fait une partie considérable, et pour en saisir la véritable origine, pour en comprendre toute la portée et la grandeur, il faut assister à l'enfantement de cette civilisation.

Entre l'antiquité et les temps modernes, il y a réellement un abîme. Parcourez les nations anciennes les plus célèbres et les plus policées. Partout, excepté dans un coin obscur du monde, où est déposé le germe d'un meilleur avenir, le spectacle de la dégradation humaine frappera douloureusement vos regards; partout à la souillure de l'idolâtrie se joint la plaie hideuse de l'esclavage; partout manquent ces deux grands fondements, Dieu et la liberté ! Les républiques, comme les monarchies, reposent sur le principe que l'homme ne s'appartient pas, qu'il n'a aucun droit naturel, qu'il est la propriété de l'État. Le but comme le triomphe

des législateurs est d'enchaîner la nature et d'étouffer sa voix. L'État règne sur les biens, sur les personnes, sur la pensée; il impose la religion, il fait la justice et la vertu. C'est une servitude incurable, universelle. Nul succès, nulle apparence de vigueur et de prospérité ne saurait dissimuler ce vice essentiel. En Grèce et à Rome, où retentit le mot de liberté, j'admire de grands citoyens, je cherche vainement des hommes. Ce patriotisme si vanté a pour premier fondement la haine et le mépris de tous les autres peuples. La société punit de mort le crime de penser librement, et de soulever le voile politique des superstitions. Même infériorité, même abaissement de l'homme dans l'ordre matériel: esclave des institutions sociales, il a perdu aussi son titre de roi de la nature. Sa pensée ne s'étend pas plus loin que ses sensations. Les sciences physiques restent dans l'enfance, et l'industrie, privée de son principe vivifiant, abandonnée à des mains serviles, ne tente rien pour relever la condition de la vie humaine.

Ni le génie, ni la force d'âme, ni les grands caractères, ne manquèrent à l'antiquité; et pourtant elle ne connut jamais le progrès véritable. Tout ce qui tendait à développer l'homme, à élargir sa vie morale, y minait la base artificielle des sociétés. L'influence des sciences et des arts était dissolvante; la vertu même avait ses dangers : le citoyen,

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