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clamant malgré ses lacunes, ils suivaient d'avance la conduite que Léon XIII devait un jour tracer aux Manitobains. Le grand Pape de l'ordre social invitait ceux-ci à réclamer tous leurs droits; mais il les engageait à profiter dans l'intervalle des tranches de liberté scolaire qu'on voulait bien leur servir. Par là il excusait implicitement les Pères d'avoir aimé mieux "mettre au monde un fils infirme que de conduire au tombeau un enfant mort-né".

Ces exemples, empruntés à l'histoire de notre régime anglais, tout comme ceux que nous avons tirés des annales de notre régime français, aideront-ils à faire comprendre, sinon à justifier, notre prétention? Elle revient à ceci:

Nos historiens, écrivains et professeurs, ont non seulement le droit, mais le devoir de blâmer, quand elle est fautive, la conduite de leurs personnages, peuples ou individus. - Dieu merci, leur sens historique fut rarement en défaut sous ce rapport; et leur sens moral leur fit découvrir de solides raisons à l'appui de leur verdict.

Mais ils ont pareillement le devoir, en réprouvant le mal, d'en retracer la genèse. Ils doivent, pour en prévenir le retour, étudier l'état d'esprit des nations ou des hommes qui le commirent. Ils doivent expliquer par là que ces nations ou ces hommes, en suivant une politique à nos yeux répréhensible, crurent accomplir un bien, du moins subordonner des intérêts secondaires à un intérêt pour eux de premier ordre.

Par cette façon de procéder, nos historiens auront grande chance d'être plus justes. Après avoir établi que leurs acteurs se sont trompés souvent; après avoir proclamé que ces mêmes acteurs ont été trompés plus souvent encore, ils devront reconnaître que leurs personnages n'ont trompé ni toujours ni surtout volontairement. Pareille constance dans l'erreur serait d'ailleurs invraisemblable, chez des esprits d'ordinaire de premier plan. Ces hommes obéissaient à des convictions appelons-les des préjugés si l'on y tient qui ne sont plus les nôtres. Ils croyaient sauvegarder l'avenir en affermissant à leur façon le présent, comme leurs devanciers avaient constitué le présent en gouvernant à leur façon le passé.

En pratiquant ainsi le sens de la différence entre les époques et les races, nos historiens expliqueront, tout en la corrigeant quand elle fut erronée, la conduite de leurs héros. Ils cultiveront le sens qui

faisait regretter à ces personnages les erreurs de ceux qu'ils remplaçaient, le sens qui les engageait à s'en prémunir.

Toute la leçon qui se dégage, à notre profit, de cette étude est celle-ci: la nécessité de considérer, dans l'enseignement comme dans la rédaction de l'histoire, les points de vue où se trouvaient placés les acteurs des faits, drame mondial ou simplement tragédie canadienne.

Chanoine Emile CHARTIER,

Vice-recteur et doyen de la Faculté des lettres à l'Université de Montréal.

LA SCIENCE SOCIALE EN HISTOIRE

(Communication faite à la "Semaine d'histoire du Canada", sous les auspices de la Société historique de Montréal, le 25 novembre 1925.)

S'il faut en juger par ce qui se passe depuis quelques jours au foyer de la Société historique de Montréal, l'histoire retient encore aujourd'hui un bon nombre d'adorateurs, de prétendants. tant, cette "jeune" personne commence à prendre de l'âge.

Pour

Hérodote, qui naquit près de cinq cents ans avant l'ère chrétienne, passe pour en être le père; il en est plutôt l'aïeul ou le bisaïeul, puisqu'il a précédé d'une génération seulement le grand Thucydide, et de deux générations l'Abeille attique, Xénophon, auteur de l'Anabase.

Or ce même Xénophon, ancêtre de l'histoire, fut aussi un présurseur de la science sociale, puisqu'il a écrit la Cyropédie, règles pour la conduite du fondateur d'empire; puisqu'il a écrit l'Economique, ou l'Art de conduire une maison, de qui est bien le commencement de toute science sociale; et puisqu'il a monographié les républiques de Sparte et d'Athènes.

Contemporain de Xénophon, Platon, le divin Platon, a laissé d'admirables dialogues philosophiques roulant sur les questions sociales, et notamment celui de la République, que Cicéron, trois siècles plus tard, devait reprendre pour en tirer son propre chefd'œuvre du même nom.

Enfin, cent ans après Hérodote, et encore trois cent quatre vingt-quatre ans avant l'ère chrétienne, naissait Aristote, génial auteur du premier traité scientifique sur les formes de gouvernement, et dont Montesquieu devait tirer si grand parti dans son Esprit des lois, il y a cent soixante-dix-sept ans. Peu importe après tout que la Politique des Grecs et des Romains se soit, suivant la réflexion de Seeley, renfermée dans le cadre d'une administration municipale. La Cité pour eux n'était-elle pas ce qu'est l'État pour nous modernes ?

Bref, il nous faut bien reconnaître que la science sociale est la sœur de l'histoire, à moins qu'elle n'en soit la fille ou la petitefille. En tout cas la parenté est étroite; les origines se confondent. Voilà pour le côté matériel. Quant aux affinités spirituelles, personne

ne sera surpris de m'entendre affirmer l'existence entre ces deux ordres d'études d'une relation très étroite.

C'est le même champ, celui des actions humaines, qu'elles exploitent toutes deux, bien que par l'emploi de procédés, et en se plaçant à des points de vue, un peu différents. La science sociale observe de prime abord des faits actuels et s'applique à en dégager la liaison de cause à effet. L'histoire va directement aux faits anciens, qu'elle se borne parfois à exposer dans leur ordre chronologique, sans se soucier beaucoup d'en tirer les matériaux d'une construction sociologique. Mais tout de même ces faits sont similaires, qu'ils soient recueillis par l'observateur social ou par l'historien.

Dès lors ces deux classes de chercheurs sont à même de se prêter mutuellement secours. Bien plus, ils ne sauraient sans grave inconvénient se passer les uns des autres. Le sociologue qui voudrait s'en tenir à la connaissance du présent écourterait par trop sa vision de la réalité; l'historien qui resterait dans l'ignorance des constatations de la science sociale restreindrait singulièrement la portée travaux.

de ses

Dans la Nomenclature des faits sociaux que mon maître Henri de Tourville a rédigée à la suite d'une patiente analyse de l'œuvre de Frédéric LePlay, véritable anatomie du corps social, le neuvième casier est consacré aux Phases de l'existence de la famille ouvrière, c'est-à-dire à son Histoire; et le vingt-quatrième casier, qui en est l'avant-dernier, a pour rubrique l'Histoire de la race. C'est indiquer clairement, d'abord, que le sociologue ne saurait faire abstraction du passé; c'est dire, aussi, que l'étude des origines fait bien de s'éclairer au préalable d'une investigation méthodique de l'état social présent.

Cette vérité apparaîtra plus nettement à ceux qui voudront bien me suivre dans l'exposition succincte que je vais faire des procédés généraux de la science sociale.

Le premier pas dans la constitution de toute science, c'est la détermination exacte de son Objet. En d'autres termes, il faut se rendre compte avec précision de ce qui constitue l'ordre de faits que l'on veut étudier. En ce qui regarde la science sociale, cette détermination a été faite, — empiriquement, il est vrai, — mais de très heureuse manière, par Frédéric LePlay, lorsqu'il inaugura, il y a soixante-quinze ans, la pratique des monographies de familles ouvrières suivant un questionnaire uniforme.

La famille ouvrière, au sens le plus étendu (celle qui vit direc

tement du travail de ses mains), voilà bien la cellule sociale, l'organe élémentaire où se répercutent toutes les influences, tous les facteurs de bien-être ou de malaise qui se donnent carrière au sein de la société. C'est chez elle assurément que l'observateur social doit ouvrir son enquête.

Mais la Famille ouvrière quelque importante, quelque fondamentale soit-elle, n'est pas seule. Il faut tenir compte de l'action d'autres types de famille, d'autres classes de groupements sociaux. Henri de Tourville s'en rendit compte à la lecture des œuvres de LePlay et de ses collaborateurs. Issu d'une vieille famille normande, Henri de Tourville, après avoir passé par la faculté de droit, par l'École des chartes, par Saint-Sulpice, après avoir été quelque temps vicaire à Saint-Augustin, fit la connaissance de LePlay, devint son admirateur. Chargé par son nouveau maître de l'enseignement de la science sociale à Paris, et à cette fin mettant en œuvre les ressources d'un esprit très averti et très pénétrant, il fut amené à formuler de l'Objet de la science sociale la définition compréhensive que voici:

La science sociale a pour objet les conditions ou les lois des divers groupements qu'exigent entre les hommes la plupart des manifestations de leur activité.

Le premier pas est fait, quel sera le suivant? Il ne suffit pas, en effet, d'avoir l'idée nette, scientifique de la chose à étudier; il faut aussi savoir comment s'y prendre pour bien connaître cette chose. Si l'on admet que la science sociale est la science des groupements humains, lesquels sont à la fois très nombreux et très divers, il faudra bien admettre que nous n'avons pas trop de toutes nos facultés pour en acquérir une connaissance suffisante. L'observation, l'analyse, la comparaison, la classification, l'abstraction, la logique, tous nos sens, toutes les ressources de notre esprit seront tour à tour ou toutes ensemble appelées à intervenir.

Comme il s'agit d'observer des groupements sociaux dans leur état présent surtout, l'observation pourra être directe, et elle devra l'être autant que possible, afin de mieux éviter le danger d'erreur ou de déformation que présente toute interposition d'un nouveau médium cérébral.

L'observation devra être monographique, c'est-à-dire porter intégralement et se centraliser sur un seul exemplaire concret de groupement à la fois. Cela aura l'avantage non seulement de faciliter la tâche, en permettant à l'observateur de concentrer son effort

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