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Revue Trimestrielle

Canadienne

MONTRÉAL

MARS 1925

L'ANNÉE DE LAMARTINE

L'année 1925 sera sous le signe de Lamartine. Son œuvre tombe dans le domaine public au moment précis où une génération revenue d'engouements littéraires contestables reprend goût à la musique de ses vers. On s'intéresse à tout ce qui le touche et on se préoccupe de racheter Milly pour en faire une sorte de musée consacré à sa gloire. La maison où Alphonse de Lamartine passa son enfance et sa jeunesse se trouve dans le bourg de Milly à quinze kilomètres de Mâcon dans la direction de Cluny. C'est un pauvre village bourguignon sans grand caractère, bâti sur un sol caillouteux au milieu des vignes et dominé par la masse noire de son église. La maison du poète est sans prestige comme le paysage, mais elle a un cachet d'intimité qui devait toucher son cœur. Il y passa ses premières années, quand il était au collège de Belley il y revenait pour vacances et après ses voyages et ses grandes épreuves il y reposait son âme fatiguée. C'est dans ce logis qu'il connut les douceurs de la vie familiale auprès d'une mère attentive, rêveuse et tendre qui avait formé son cœur dans la lecture de J.-Jacques Rousseau et de la Bible. C'est autour de Milly dans ces sentiers pierreux, à travers les vignes, sur les collines sans ombre qui enserrent le village qu'il courut tout enfant après les papillons et qu'il égara ses pas d'adolescent à la poursuite d'insaisissables rêves. Milly a formé son âme et Lamartine a chanté Milly et lui a donné ainsi une âme nouvelle: maison et paysage sacrés à ce double titre, générateurs de poésie et saturés de la poésie dont ils ont été la source. Comme on comprend que les amis de Lamartine tiennent à conserver la maison du poète pour tout ce qu'elle lui a donné et pour tout ce qu'elle a reçu de lui! Ils se souviennent tous les Français lettrés les savent

par cœur

des poèmes immortels Milly ou la terre natale, La Vigne et la Maison et ils pourraient dire avec la même conviction que Lamartine:

"Objets inanimés avez-vous donc une âme

"Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?"

Tous ceux qui ont écrit sur Lamartine depuis Jules Lemaître n'ont pas manqué d'insister sur cette enfance du poète; peut-être cependant n'ont-ils pas vu assez que cette vie de famille si tendre et si joyeuse et cette vie rustique dans le tutoiement des paysans et des humbles choses ont été la source d'une poésie originale. Pourquoi ne pas dire très haut qu'avant Victor Hugo, Lamartine a doté la littérature française d'une poésie familiale doucement pénétrante ? et pourquoi ne pas dire qu'avant Sainte-Beuve il a donné chez nous des modèles inimitables de poésie familière. Le romantisme est volontiers grandiloquent: Les sentiments, et en particulier le sentiment de la nature, sont pour lui des thèmes littéraires; Lamartine qui a vécu aux champs en contact permanent avec la nature rustique, l'a aimée d'un amour plus direct dans lequel les souvenirs et les préoccupations littéraires n'entraient pour rien. Aussi a-t-il pu en parler avec une sincérité qui ne se surveille pas et avec les premiers mots qui venaient sous sa plume; au milieu de ce faste littéraire imité de Chateaubriand, les accents simples et tendres de Lamartine ont quelque chose de rafraîchissant.

Le génie de Lamartine ne fut pas comme celui d'Alfred de Musset, une explosion de jeunesse. Entre sa vingtième et sa trentième année il est comme en sommeil; la source souterraine travaille lentement à se frayer une issue. Cette période de la vie du poète qui paraissait jusqu'ici assez confuse, s'éclaire chaque jour un peu plus. On sait tout maintenant de ses amis Vignet, Virieu et Bienassis et on sait tout de son inspiratrice Elvire qui fut double d'ailleurs et s'appela Graziella avant de s'appeler Julie Charles. J'oserai presque dire qu'on en sait trop: pour les lecteurs du Lac les précisions trop crues sur l'état civil d'Elvire dissipent la poésie et ce qu'il y a de plus grave encore, c'est que les psychologues travaillant sur ces faits divers, prétendent expliquer le génie de Lamartine. On n'explique pas le génie: tout ce qu'il a de force et de charme est dans le mystère de sa nature. Mais on peut indiquer les influences

diverses qui ont créé une atmosphère favorable à son développement. Entre 1807 et 1817 Lamartine adolescent vit à Milly dans la solitude qui entretient son âme dans une rêverie sans objet et lui suggère des fantômes qu'une activité normale aurait dispersés. Il rêve et il lit des écrivains qui entretiennent ses rêves, Ossian, Pétrarque, Rousseau, Goethe avec son Werther, Chateaubriand avec son René. S'il n'avait pas été défendu par sa robuste constitution bourguignonne il devenait lui aussi un Werther ou un René. Le voyage d'Italie en 1811 lui apporta l'éclat d'une lumière qui dissipait tous ses songes en même temps qu'il dilata son imagination et qu'il appliqua sa sensibilité à la vie. Au retour il reprit sa vie campagnarde mais avec un sens plus vif du réel, plus d'optimisme et plus de joviale bonhomie. Il écrivait beaucoup, beaucoup de vers et dans des genres très différents, de grands poèmes religieux et des pièces érotiques à la Parny; il songeait à en publier un recueil où on aurait admiré une virtuosité acquise par un long exercice et déjà la molle intumescence de la phrase poétique. Mais il brûla presque tous ses vers et trois ans après il donnait un chefd'œuvre d'un autre genre, les Méditations.

Pour être traditionnelle, l'explication de cette transformation littéraire de Lamartine, n'en est pas moins naïve. Nos critiques et nos psychologues aiment les contrastes et les miracles dont ils croient tenir la clef: à les entendre Lamartine à vingt-six ans est un médiocre rimeur, une sorte de sous Parny sans souffle et sans originalité; Lamartine à vingt-sept ans est un poète génial aux accents incomparables. Que s'est-il donc passé? Il y a eu Elvire et M. Doumic écrit avec placidité: "cet amour qui a fait de Lamartine le poète des Méditations". Il faudrait en finir avec ces formules conventionnelles qui feraient croire qu'une aventure sentimentale comme celle des eaux d'Aix peut faire éclore le génie et transformer un Parny en un Lamartine. Que d'hommes qui ont connu des émois pareils sont restés après aussi médiocres qu'avant! La vérité est plus grise et plus banale: entre 1812 et 1817 Lamartine n'a cessé de se transformer parce que son esprit et son cœur s'enrichissaient et mûrissaient. La plupart des méditations ont été écrites. c'est vrai, entre 1817 et 1820 dans la solitude de Milly après la mort de Julie Charles et sous le coup de la douleur qui avait déchiré l'âme de Lamartine. En écrivant alors il soulageait son cœur oppressé; mais l'homme de lettres ne perdait pas la conscience des nécessités du métier; lorsqu'il rassembla ses feuillets épars pour en faire un

livre, jugeant peut-être le volume trop mince, il y glissa des poèmes plus anciens, écrits avant l'aventure du Lac, des poèmes de la première facture qu'il ne jugeait donc pas indignes de paraître à côté de l'œuvre inspirée par Elvire. Chose étrange ils portaient aussi le nom d'Elvire et le public qui n'y regarde pas de si près put s'y tromper; mais cette Elvire n'était pas Julie Charles, et Julie Charles le savait bien puisque Lamartine lui avait fait lire ces poèmes dès qu'il la connut. Le nom poétique d'Elvire avait été inventé pour désigner Graziella et immortaliser dans la littérature sa petite âme napolitaine; après avoir servi pour Graziella morte ce nom servit aussi pour Julie Charles quand elle ne fut plus de ce monde. Des deux femmes disparues Lamartine composa un fantôme dans lequel il incarne son rêve et maintenant c'était ce rêve qu'il aimait et c'était ce rêve qui inspirait ses vers. C'est un travail analogue de superposition et de confusion que fait V. Hugo dans la tristesse d'Olympio et ceux qui aiment pleurer en lisant des vers préfèreraient ne pas le savoir. Il faut en prendre notre partie: la réalité palpitante, la vie vécue ne passe pas dans la littérature sans subir une transformation; le poète est sans doute un homme comme tous les hommes, qui aime et qui souffre, mais, quand il écrit, il fait œuvre littéraire, donc en partie conventionnelle et se détachant de la réalité, il chante les rêves de son cœur, qu'il orne et qu'il amplifie pour atteindre la beauté artistique et pour enchanter ses lecteurs.

Lamartine y réussit pleinement et au delà de ses espérances: le succès des méditations fut rapide et général. Sans doute il faut faire la part des circonstances qui lui furent favorables et de la mode; mais le succès persiste aujourd'hui et s'il est moins bruyant il est peut-être plus profond. Il y a un siècle, comme aujourd'hui, le succès des méditations s'expliquerait surtout par ceci que Lamartine réalise une conception de la poésie qui est peut être la poésie même. C'est une musique qui exprime tout ce qui se trouve dans l'âme humaine au delà des idées claires que les langues peuvent rendre dans toute leur intégrité; il y a là tout un domaine mystérieux que l'intelligence la plus déliée ne peut pas explorer, peuplée de fantômes insaisissables, d'où viennent peut-être nos aspirations les plus hautes, où nous nous réfugions pour rêver à l'aise et où nous plaçons nos songes les plus chers. Les hommes de forte pensée

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