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E TRAGOEDIA P. CORNEILLE,

QUAM CINNA INSCRIPSIT

EXCERPTA.

EX ACT. IV, SCEN. III.

AUGUSTE.

Donc jusqu'à l'oublier 1 je pourrais me contraindre!
Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!
Non, non ; je me trahis moi-même d'y penser.
Qui pardonne aisément invite à l'offenser.
Punissons l'assassin, proscrivons les complices.

Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;

Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ;
Une tête coupée en fait renaître mille;

Et le sang répandu de mille conjurés

Rend mes jours plus maudits et non plus assurés.
Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute;
Meurs, et dérobe lui la gloire de ta chute :

Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,
Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,
Et si tout ce que Rome 3 a d'illustre jeunesse

3

Pour te faire périr tour-à-tour s'intéresse ;

Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir;
Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre, ou mourir ;

1 Senec. de Clem. lib. I, cap. 9, 3.-2 Ibid. 4.

3 Ibid.

La vie est

peu de chose; et le peu qui t'en reste, Ne vaut pas l'acheter par un prix si funeste.

EX ACT. IV, SCEN. IV.

LIVIE.

Euphorbe m'a tout dit,

Seigneur; et j'ai pâli cent fois à ce récit.
Mais écouteriez-vous les conseils d'une femme ?

Votre sévérité, sans produire aucun fruit,
Seigneur, jusqu'à présent a fait beaucoup de bruit.
Par les peines d'un autre aucun ne s'intimide :
Salvidien à bas a soulevé Lépide;

2

Murène a succédé, Cépion l'a suivi ;

Le jour à tous les deux dans les tourmens ravi,
N'a point mêlé de crainte à la fureur d'Egnace,
Dont Cinna maintenant ose prendre la place ;
Et dans les plus bas rangs les noms les plus abjects
Ont voulu s'ennoblir par de si hauts projets.
Après avoir en vain puni leur insolence,
Essayez sur Cinna3 ce que peut la clémence ;
Faites son châtiment de sa confusion.
Cherchez le plus utile en cette occasion.
Sa peine peut aigrir une ville animée ;
Son pardon peut servir à votre renommée;

Et ceux que vos rigueurs ne font qu'effaroucher,
Peut-être à vos bontés se laisseront toucher.

EX ACT. V, SCEN. I.

AUGUSTE, CINNA.

AUGUSTE.

Prends un siége, Cinna, prends; et sur toute chose Observe exactement la loi que je t'impose.

Senec. de Clem. lib. I, cap. 9, 6. 2 lbid.

3 Ibid.

-

4 Ibid.

Prête, sans me troubler', l'oreille à mes discours :
D'aucun mot, d'aucun cri2, n'en interromps le cours ;
Tiens ta langue captive; et si ce grand silence

A ton émotion fait quelque violence,

Tu pourras me répondre après 3, tout à loisir.

Sur ce point seulement contente mon désir.

CINNA.

Je vous obéirai, seigneur.

AUGUSTE.

Qu'il te souvienne

De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.

Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père, et les miens.
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;

4

Et lorsqu'après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine, enracinée au milieu de ton sein,
T'avait mis contre moi 5 les armes à la main.
Tu fus mon ennemi, même avant que de naître,
Et tu le fus encor, quand tu me pus connaître ;
Et l'inclination jamais n'a démenti

Ce sang qui t'avait fait du contraire parti :
Autant que tu l'as pu,
les effets l'ont suivie ;
Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie :
Je te fis prisonnier pour te combler de biens;
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens.
Je te restituai d'abord ton patrimoine ;
Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine;
Et tu sais que depuis à chaque occasion
Je suis tombé pour toi dans la profusion.
Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées ;
Je t'ai préféré même à ceux dont les parens

Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,

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A ceux qui de leur sang1 m'ont acheté l'empire,
Et qui m'ont conservé le jour que je respire.
De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,

2

Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.
Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,
Après tant de faveur montrer un peu de haine,
Je te donnai sa place en ce triste accident,
Et te fis, après lui, mon plus cher confident.
Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue
Me pressant de quitter ma puissance absolue,
De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis;
Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis.

Tu t'en souviens, Cinna; tant d'heur et tant de gloire
Ne peuvent pas si tôt sortir de ta mémoire ;
Mais, ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,
Cinna, tu t'en souviens3, et veux m'assassiner.

CINNA.

Moi, seigneur ! moi, que j'eusse une ame si traîtresse ! Qu'un si lâche dessein.........

AUGUSTE.

Tu tiens mal ta promesse ;

Sieds-toi; je n'ai pas dit encor ce que je veux:
Tu te justifiras après, si tu le peux.

Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.

Tu veux m'assassiner 6, demain, au Capitole, Pendant le sacrifice; et ta main pour signal

Me doit, au lieu d'encens', donner le coup fatal.

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Tu te tais maintenant, et gardes le silence

Plus par confusion que par obéissance.
Quel était ton dessein? et que prétendais-tu
Après m'avoir au temple à tes pieds abattu?

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Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique ?
Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
Son salut désormais dépend d'un souverain
Qui, pour tout conserver, tienne tout en sa main.

moi,

Quel était donc ton but'? d'y régner à ma place?
D'un étrange malheur son destin le menace,
Si, pour monter au trône et lui donner la loi,
Tu ne trouves dans Rome' autre obstacle que
Si jusques à ce point son sort3 est déplorable,
Que tu sois après moi le plus considérable,
Et que ce grand fardeau de l'empire romain
Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.
Apprends à te connaître, et descends en toi-même :
On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime,
Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux;
Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux :
Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux ;
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux ;
Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
Et tout ce qui t'élève au dessus du vulgaire.
Ma faveur fait ta gloire et ton pouvoir en vient;
Elle seule t'élève, et seule te soutient;
C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne ;
Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne ;
Et pour te faire cheoir je n'aurais aujourd'hui
Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.
J'aime mieux toutefois céder à ton envie ;
Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie,
Mais oses-tu penser que les Serviliens,
Les Cosses, les Métels3, les Pauls, les Fabiens,
Et tant d'autres enfin de qui les grands courages
Des héros de leur sang' sont les vives images,

4

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