MON CHER AMI, MON on sort est changé, et j'ai assisté aux derniers momens d'un roi, à son agonie, à sa mort. En par- 1740. venant à la royauté, je n'avais pas besoin assurément de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des grandeurs humaines. J'avais projetté un petit ouvrage de métaphysique, il s'est changé en un ouvrage de politique. Je croyais joûter avec l'aimable Voltaire , et il me faut escrimer avec Machiavel (1). Enfin, mon cher Voltaire, nous ne sommes point maîtres de notre sort. Le tourbillon (1) On voit par la lettre suivante que le roi dėligoc ici le cardinal de Fleuri. des événemens nous entraîne ; et il faut se laisser 1740. entraîner. Ne voyez en moi , je vous prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique , mais un ami véritablement fidèle. Pour Dieu , ne m'écrivez qu'en homme , et méprisez avec moi les titres , les noms , et tout l'éclat extérieur. Jusqu'à présent il me reste à peine le temps de me reconnaître ; j'ai des occupations infinies : je m'en donne encore de surplus; mais malgré tout ce travail, il me reste toujours du temps assez pour admirer vos ouvrages et pour puiser chez vous des instructions et des délassemens. Assurez la Marquise de mon estime. Je l'admire autant que ses vastes connaissances et la rare capacité de son esprit le méritent. Adieu , mon cher Voltaire , si je vis je vous verrai , et même dès cette année. 'Aimez-moi toujours , et soyez toujours sincère avec votre ami FÉDÉRIC. SIRE, votr mais la mienne l’est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, votre Majesté a déjà rempli presque Le marquis d'Argenson, conseiller d'Etat du roi de Le ministre qui gouverne le pays où je suis , me disait: Nous verrons s'il renverra tout d'un coup les géans inutiles qui ont fait tant crier ; et moi je lui répondis : il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera point un dessein marque de condamner les fautes qu'a pu faire son prédécesseur, il se contentera de les réparer avec le temps. Daignez donc avouer, grand Roi , que j'ai bien deviné. Votre Majesté m'ordonne de songer en lui écrivant moins au roi qu'à l'homme. C'est un ordre bien A 3 1 ! 1740. selon mon cæur. Je ne sais comment m'y prendre avec un roi , mais je suis bien à mon aise avec un homme véritable , avec un homme qui a dans sa tête et dans son coeur l'amour du genre humain. Il y a une chose que je n'oserais jamais demander au roi, mais que j'oserais prendre la liberté de demander à l'homme; c'est si le feu roi a du moins connu et aimé tout le mérite de mon adorable prince avant de mourir. Je fais que les qualités du feu roi étaient si différentes des vôtres qu'il se pourrait bien faire qu'il n'eût pas senti tous vos différens mérites ; mais enfin , s'il s'est attendri , s'il a agi avec confiance, s'il a justifié les sentimens admirables que vous avez daigné me témoigner pour lui dans vos lettres , je serai un peu content. Un mot de votre adorable main me ferait entendre tout cela. Le roi me demandera peut-être pourquoi je fais ces questions à l'homme , il me dira que je suis bien curieux et bien hardi ; savez-vous ce que je répondrai à Sa Majesté : je lui dirai: Sire, c'est que j'aime l'homme de tout mon cæur. Votre Majesté ou votre humanité me fait l'honneur de me mander qu'elle est obligée à présent de donner la préférence à la politique sur la métaphysique, et qu'elle s'escrime avec notre bon cardinal. Vous paraissez en défiance |