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qu'il charma également son hôte et son ennemi par la force et par les attraits de son éloquence; et le Carthaginois avoua depuis que cet entretien particulier lui avait donné une plus haute idée de Scipion que ses victoires et ses conquêtes, et qu'il ne doutait point que Syphax et son royaume ne fussent déja au pouvoir des Romains, tant Scipion avait d'art et d'habileté pour gagner les esprits! Un seul fait comme celui-ci marque assez combien il importe aux personnes destinées à la profession des armes, de cultiver avec soin le talent de la parole: et il est difficile de comprendre comment des officiers, qui d'ailleurs peuvent avoir de grands talents pour la guerre, paraissent quelquefois avoir honte de savoir quelque chose au-delà de leur métier.

CONCLUSION.

Il s'agirait maintenant de décider entre Annibal et Scipion pour ce qui regarde les qualités militaires : mais une telle décision n'est pas de mon ressort. J'entends dire qu'au jugement des bons connaisseurs Annibal est le capitaine le plus consommé qu'on ait vu dans la science de la guerre. C'est à son école en effet que les Romains se sont perfectionnés, après avoir fait leur premier apprentissage contre Pyrrhus. Jamais général, il faut l'avouer, ne sut mieux nì profiter de l'avantage du terrain pour ranger une armée en bataille, ni mettre ses troupes à l'usage où elles étaient le plus propres, ni dresser une embuscade, ni trouver des ressources dans ses disgraces, ni maintenir la discipline parmi tant de nations différentes. Il tirait de lui seul la subsistance et la solde de ses troupes, la remonte de sa

cavalerie, les recrues de son infanterie, et toutes les munitions nécessaires pour soutenir une grosse guerre dans un pays éloigné, contre de puissants ennemis, pendant l'espace de seize années consécutives, et malgré une puissante faction domestique qui lui refusait tout et le traversait en tout. Voilà certainement ce qu'on appelle un grand général.

J'avoue aussi qu'à faire une juste comparaison du dessein d'Annibal et de celui de Scipion, on doit convenir que le dessein d'Annibal était plus hardi, plus hasardeux, plus difficile, plus destitué de ressources. Il lui fallait traverser les Gaules, qu'il devait regarder comine ennemies; passer les Alpes, qui auraient paru insurmontables à tout autre; établir le théâtre de la guerre au milieu du pays ennemi, et dans le sein même de l'Italie, où il n'avait ni places, ni magasins, ni secours assurés, ni espérance de retraite. Ajoutez à cela qu'il attaquait les Romains dans le temps de leur plus grande vigueur, lorsque leurs troupes, toutes fraîches, encore fières et animées par le succès de la guerre précédente, étaient pleines de courage et de confiance. Pour Scipion, il n'avait qu'un court trajet à faire de Sicile en Afrique. Il avait une puissante flotte, et il était maître de la mer. Il conservait une communication libre avec la Sicile, d'où il tirait à point nommé toutes les munitions de guerre et de bouche. Il attaquait les Carthaginois sur la fin d'une guerre où ils avaient fait de grandes pertes, dans un temps où leur puissance penchait déja vers son déclin, et où ils commençaient à être épuisés d'argent, d'hommes et de courage. L'Espagne, la Sardaigne, la Sicile, leur avaient été enlevées, et ils n'y pouvaient plus faire de diversions

contre les Romains. L'armée d'Asdrubal venait d'être taillée en pièces : celle d'Annibal était extrêmement affaiblie par plusieurs échecs, et par une disette presque générale de toutes choses. Toutes ces circonstances paraissent donner un grand avantage à Annibal au-dessus de Scipion.

Mais deux difficultés m'arrêtent : l'une tirée des chefs qu'il a vaincus, l'autre des fautes qu'il a commises.

Ne peut-on pas dire que ces fameuses victoires qui ont rendu si célèbre le nom d'Annibal, il les a dues autant à l'imprudence et à la témérité des généraux romains, qu'à sa valeur et à sa sagesse? Quand on lui eut opposé un Fabius, puis un Scipion, le premier l'arrêta tout court, et l'autre le vainquit.

On prétend que les deux fautes que commit Annibal, la première en ne marchant pas droit à Rome aussitôt après la bataille de Cannes, supposé pourtant que c'en soit une, la seconde en laissant ses troupes s'amollir et s'énerver à Capoue, doivent beaucoup diminuer de sa réputation; car ces fautes paraissent à quelquesuns essentielles, décisives, irréparables, et toutes deux opposées à la principale qualité d'un général, qui est la tête et le jugement. Pour Scipion, je ne sache point que, dans tout le temps qu'il a commandé les armées romaines, on lui ait reproché rien de semblable.

Je ne m'étonne donc pas de ce qu'Annibal, dans le jugement que l'on dit qu'il porta des généraux les plus accomplis, s'étant adjugé à lui-même la troisième place après Alexandre et Pyrrhus, repartit à Scipion, qui lui demandait ce qu'il dirait donc s'il l'avait vaincu, Alors, je prendrais le pas au-dessus d'Alexandre et de Pyrrhus, et de tous les généraux qui ont jamais été »:

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louange fine et délicate, et bien flatteuse pour Scipion, qu'elle distinguait de tous les autres capitaines, comme supérieur à tous, et comme ne devant être mis en comparaison avec aucun.

VERTUS MORALES ET CIVILES.

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C'est ici le triomphe de Scipion, dont on vante avec raison la bonté, la douceur, la modération, la générosité, la justice, la chasteté même, et la religion : c'est ici, dis-je, son triomphe, ou plutôt celui de la vertu, infiniment préférable à toutes les victoires, les conquêtes, les dignités les plus éclatantes. C'est la belle pensée que nous avons vue dans Tite-Live, lorsqu'il parle de la délibération du sénat assemblé pour décider qui de tous les Romains était le plus homme de bien. Haud parvæ rei judicium senatum tenebat, qui vir optimus in civitate esset. Veram certè victoriam ejus rei sibi quisque mallet, quàm ulla imperia honoresve suffragio seu Patrum seu plebis delatos.

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Le lecteur ne balancera pas beaucoup ici en faveur de qui il doit se déclarer, surtout s'il consulte l'affreux portrait que Tite-Live nous a laissé d'Annibal. «< De grands vices, dit cet historien après avoir fait son éloge, égalaient de si grandes vertus: une cruauté inhumaine, une perfidie plus que carthaginoise, nul égard pour la vérité ni pour ce qu'il y a de plus saint, <«< nulle crainte des dieux, nul respect pour les serments, <«< nulle religion.>> Has tantas viri virtutes ingentia vilia æquabant: inhumana crudelitas, perfidia plusquam punica, nihil veri, nihil sancti; nullus deum metus, nullum jusjurandum, nulla religio.

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Voilà un étrange portrait. Je ne sais s'il est fidèlement tiré d'après nature, et si la prévention n'en a point beaucoup noirci les couleurs; car, en général, on peut soupçonner les Romains de n'avoir pas rendu assez de justice à Annibal, et d'en avoir dit beaucoup de mal, parce qu'il leur en a beaucoup fait. Ni Polybe, ni Plutarque, qui a souvent occasion de parler d'Annibal, ne lui donnent les vices horribles que Tite-Live lui impute. Les faits mêmes rapportés par Tite-Live démentent son portrait. Pour ne parler que de ce seul défaut, nullus deum metus, nulla religio1, il y a preuve du contraire. Avant que de partir d'Espagne, il se transporte jusqu'à Cadix pour s'acquitter des vœux qu'il a faits à Hercule; et il lui en fait de nouveaux, si ce dieu favorise cette entreprise. Annibal Gades profectus, Herculi votɑ Liv. lib. 20, exsolvit, novisque se obligat votis, si cætera prosperè evenissent. Est-ce là la démarche d'un homme sans religion et sans dieu ? Qu'est-ce qui l'obligeait de quitter son armée pour entreprendre un si long pélerinage? Si c'était hypocrisie pour imposer à des peuples superstitieux, il y aurait eu plus de gain pour lui à prendre ce masque de religion à la vue de toutes ses troupes assemblées, et à imiter les cérémonies religieuses que pratiquaient les Romains dans les lustrations de leurs armées. Bientôt après, Annibal a une vision qu'il croit lui venir de la part des dieux qui lui annoncent l'avenir et le succès de son entreprise. Il passa plusieurs années près du riche temple de Junon Lacinia; et nonseulement il n'en enleva rien dans les plus pressants besoins de son armée, mais, quoique ce temple fût

Nulle crainte des dieux, nulle religion.

cap. 21.

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