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s'empressèrent pour y prendre place. Tous les tem furent ouverts, on orna les statues des dieux de 109 ronnes et de guirlandes, et l'encens fumait sur leurs autels. Quantité de licteurs et d'autres officiers publics marchaient de côté et d'autre, une verge à la main, pour écarter la foule et tenir les rues libres.

La marche fut partagée de manière qu'elle dura trois jours entiers. Le premier jour suffit à peine à faire passer en revue, sous les yeux du peuple, les statues et les tableaux que l'on avait chargés sur deux cent cinquante chariots: spectacle si plein de charmes, que les yeux ne pouvaient s'en rassasier.

Le second jour on vit passer les plus magnifiques et les plus belles armes des Macédoniens, dont l'airain et l'acier, nouvellement fourbis, jetaient un éclat qui éblouissait la vue. Elles étaient portées sur un nombre infini de chariots, et on les avait disposées avec un tel soin, qu'étant arrangées avec beaucoup d'ordre et de symétrie, il semblait pourtant qu'on les avait jetées là au hasard; et cette confusion apparente, mais étudiée et pleine d'art, faisait une illusion agréable aux sens, et causait un sensible plaisir. On voyait des casques avec des boucliers, des cuirasses avec des bottines, des pavois de Crète avec ceux de Thrace, des carquois pêlemêle avec des mors et des brides: d'un côté, des épées nues, et, de l'autre, les longues sarisses, débordant à droite et à gauche, présentaient leurs pointes aiguës et menaçantes. Tous ces divers monceaux étaient liés, sans être ni trop serrés ni trop lâches, de manière que, le mouvement du chariot faisant heurter et froisser ensemble, dans le transport, tant de différentes pièces, elles rendaient un son guerrier et terrible; et ces armes,

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que vaincues et captives, inspiraient, même aux "eurs, une sorte d'horreur et de saisissement. Après tous ces chariots pleins d'armes marchaient ois mille hommes portant l'argent monnayé dans sept cent cinquante vases, contenant chacun le poids de trois talents et soutenus par quatre hommes. Ces trois mille hommes étaient suivis d'un grand nombre d'autres, qui portaient les urnes et les cuvettes d'argent, les gobelets faits en guise de cornes, les coupes et les flacons; le tout artistement arrangé, et chaque pièce remarquable en soi par la grandeur, par le poids, et par les ornements en relief dont elle était chargée.

Le troisième jour les trompettes commencèrent dès le matin à marcher à la tête de tout le cortége, jouant non les airs ordinaires aux jours de fêtes solennelles, mais ceux dont on se sert pour animer le courage des soldats lorsqu'on les mène au combat. Ils étaient suivis de sixvingts taureaux gras, dont les cornes étaient dorées et ornées de bandelettes et de guirlandes, conduits par des jeunes gens ceints de tabliers bordés de pourpre, qui devaient les immoler. Des enfants marchaient après eux, portant les vases d'or et d'argent nécessaires pour le sacrifice.

1 M. Dacier évalue ainsi, dans sa traduction des Vies de Plutarque, les sommes soit d'argent soit d'or ici mentionnées.

Dans chaque vase il y avait trois talents d'argent, qui valaient dixhuit mille drachmes, c'est-à-dire neuf mille livres de notre monnaie. Dans ces 750 vases il y avait donc six millions sept cent cinquante mille livres. Les trois talents pesaient

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cent soixante livres; les 750 vases

pesaient donc cent vingt mille trentesept livres, dont la valeur était de treize millions neuf cent soixantequatre mille fr. Les 77 vases qui contenaient chacun trois talents d'or pesaient douze mille trois cent vingttrois livres environ, dont la valeur actuelle, en comptant le marc à huit cent quarante francs, devait être de vingt millions sept cent quatre mille francs.En tout, trente quatre millions six cent soixante-huit mille francs.-L.

On voyait ensuite passer la monnaie d'or 1, portée dans soixante et dix-sept vases, dont chacun contenait trois talents, et était soutenu par quatre hommes.

Ces vases étaient suivis de ceux qui portaient la coupe sacrée d'or massif, que Paul Émile avait fait faire du poids de dix talents2, et qu'il enrichit de pierres précieuses. Après cette coupe marchaient ceux qui portaient les coupes appelées les antigonides, les séleucides (du nom d'Antigonus et de Séleucus, anciens rois macédoniens qui s'en étaient servis), et les thériclées (du nom de Thériclès, excellent ouvrier qui en avait imaginé et mis à la mode le dessin); et ceux qui portaient la vaisselle d'or du buffet de Persée.

Immédiatement après l'on voyait le char de ce prince avec ses armes, et sur ses armes son bandeau royal. A quelque petite distance suivaient ses enfants avec leurs

Les 77 vases contenaient chacun trois talents d'or: et comme dans ces temps l'or était estimé seulement dix fois plus que l'argent, les trois talents d'or en valaient trente d'argent. Ainsi, dans chaque vase il y avait quatre-vingt-dix mille livres, et par conséquent dans les 77 il y avait en tout six millions neuf cent trente mille livres. A ce compte, tout l'or et l'argent monnayé montait à treize millions six cent quatrevingt mille livres. Valerius Antias, cité par Tite-Live, lib. 45, cap. 40, fait monter cette somme à quinze millions [vingt-quatre millions cinq cent quarante - neuf mille francs ]; Velleius Paterculus, lib. 1, cap. 9, à vingt-six millions deux cent cinquante mille livres [ quarante-deux millions neuf cent soixante mille

francs]; Pline, lib. 33, cap. 3, à

vingt-six millions sept cent cinquante mille livres [ quarante-trois millions sept cent soixante- trois mille francs ]. Il fallait que les sommes apportées de Macédoine par Paul Émile fussent bien considerables, puisque, selon Cicéron, Offic. lib. 2, cap. 76, elles suffirent pour abolir les tributs que payait le peuple romain.

2 C'est-à-dire du poids de six cents livres; car le talent pesait soixante livres. Ainsi à cette coupe il y avait de l'or pour cent mille écus. Voilà une coupe bien magnifique : mais que n'y ajoutaient point encore les pierres précieuses dont elle était enrichie != Les dix talents pesaient cinq cent trente-trois livres, dont la valeur intrinsèque était de huit cent quatre-vingt-quinze mille quatre cent quarante francs. L.

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gouverneurs, leurs précepteurs, et tous les officiers de leur maison, qui, fondant tous en larmes, tendaient leurs mains au peuple, et enseignaient à leurs illustres mais infortunés élèves à implorer humblement la miséricorde des vainqueurs. Ces enfants étaient au nombre de trois, deux princes et une princesse, dont la condition semblait d'autant plus digne de pitié, qu'ils sentaient moins, dans le bas âge où ils étaient, tout le poids de leur misère. Un spectacle si triste, et capable d'attendrir les cœurs les plus durs, tira des larmes des yeux de presque tous les assistants, et leur fit oublier pour un moment la joie de la victoire.

Le roi marchait après ses enfants et toute leur suite, enveloppé d'un manteau noir, tout troublé et interdit, comme un homme à qui la grandeur de ses maux a ôté tout sentiment et aliéné l'esprit. La reine sa femme l'accompagnait, selon Zonare. Il était suivi d'une troupe de ses amis et de ses courtisans, qui, marchant la tête baissée, et les regards toujours attachés sur lui, faisaient assez connaître aux spectateurs que, peu touchés de leur propre infortune, ils ne sentaient que les malheurs de leur roi.

Après cette foule d'officiers et de domestiques de Persée on voyait passer quatre cents couronnes d'or, que les villes avaient envoyées à Paul Émile. par des ambassadeurs, comme le prix de sa victoire.

Enfin Paul Émile paraissait, monté sur un char superbe et magnifiquement orné. Quand il n'y aurait eu que sa personne, il aurait été très-digne d'attirer tous les regards sans toute cette majesté et cette pompe qui l'environnaient. Mais sa bonne mine était encore rehaussée par la robe de pourpre brochée d'or; et il

portait à la main droite une branche de laurier. Entre les autres personnes illustres qui étaient à sa suite on remarquait ses deux fils Q. Maximus et P. Scipion. Toute son armée suivait son char par compagnies rangées en bon ordre, portant aussi des branches de laurier, chantant tantôt des chansons pleines de brocards contre leur général, licence usitée et permise dans cette occasion, et tantôt des chants de triomphe remplis de louanges sur ses grands et glorieux exploits.

Il faut avouer qu'il n'y avait rien de plus flatteur pour des commandants qui avaient remporté d'illustres victoires sur les ennemis de l'état que de rentrer dans Rome avec un si majestueux appareil, au milieu des acclamations et des applaudissements d'un peuple innombrable, et suivis de toutes leurs troupes victorieuses. Aussi cette pompe parut-elle aux empereurs trop brillante pour des particuliers. Agrippa, sans doute de concert avec Auguste, donna l'exemple de refuser le triomphe qui lui avait été décerné. Cet exemple devint une loi; et, depuis ce temps, les empereurs se réservèrent à eux seuls la gloire du triomphe, se contentant de donner aux particuliers les ornements de triomphateurs.

Mais si, par la pompe du triomphe, le mérite guerrier était dignement et glorieusement récompensé, com. bien croit-on qu'un tel spectacle inspirait d'orgueil et de fierté aux citoyens romains, lesquels, accoutumés dès leur enfance à voir traîner ignominieusement, devant le char d'un vainqueur superbe, des généraux d'armées, des princes, des rois, se regardaient comme les maîtres et les arbitres souverains du sort de ce qu'il y a de plus grand et de plus respecté parmi les hommes !

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