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Art. 161. Comment la générosité peut être acquise.

Et il faut remarquer que ce qu'on nomme communément des vertus sont des habitudes en l'âme qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu'elles sont différentes de ces pensées, mais qu'elles les peuvent produire, et réciproquement être produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent être produites par l'âme seule, mais qu'il arrive souvent que quelque mouvement des esprits les fortifie, et que pour lors elles sont des actions de vertu et ensemble des passions de l'âme : ainsi, encore qu'il n'y ait point de vertu à laquelle il semble que la bonne naissance contribue tant qu'à celle qui fait qu'on ne s'estime que selon sa juste valeur, et qu'il soit aisé à croire que toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes (ce qui est cause que j'ai nommé cette vertu générosité, suivant l'usage de notre langue, plutôt que magnanimité, suivant l'usage de l'école, où elle n'est pas fort connue), il est certain néanmoins que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que si on s'occupe souvent à considérer ce que c'est que le libre arbitre, et combien sont grands les avantages qui viennent de ce qu'on a une ferme résolution d'en bien user, comme aussi, d'autre côté, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux, on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus, et un remède général contre tous les déréglements des passions, il me semble que cette considération mérite bien d'être remarquée.

Art. 162. De la vénération.

La vénération ou le respect est une inclination de l'âme nonseulement à estimer l'objet qu'elle révère, mais aussi à se soumettre à lui avec quelque crainte, pour tâcher de se le rendre favorable; de façon que nous n'avons de la vénération que pour les causes libres que nous jugeons capables de nous faire du bien ou du mal, sans que nous sachions lequel des deux elles feront : car nous avons de l'amour et de la dévotion plutôt qu'une simple vénération pour celles de qui nous n'attendons que du bien, et nous avons de la haine pour celles de qui nous n'attendons que du mal; et si nous ne jugeons point que la cause de ce bien ou de ce mal soit libre, nous ne nous soumettons point à elle pour tâcher

de l'avoir favorable. Ainsi quand les païens avaient de la vénération pour des bois, des fontaines ou des montagnes, ce n'était pas proprement ces choses mortes qu'ils révéraient, mais les divinités qu'ils pensaient y présider. Et le mouvement des esprits qui excite la vénération est composé de celui qui excite l'admiration et de celui qui excite la crainte, de laquelle je parlerai ci-après.

Art. 165. Du dédain.

Tout de même, ce que je nomme le dédain est l'inclination qu'a l'âme à mépriser une cause libre en jugeant que, bien que de sa nature elle soit capable de faire du bien et du mal, elle est néanmoins si fort au-dessous de nous qu'elle ne nous peut faire ni l'un ni l'autre. Et le mouvement des esprits qui l'excite est composé de ceux qui excitent l'admiration et la sécurité ou la hardiesse.

Art. 164. De l'usage de ces deux passions.

Et c'est la générosité et la faiblesse de l'esprit ou la bassesse qui déterminent le bon et le mauvais usage de ces deux passions: car d'autant qu'on a l'âme plus noble et plus généreuse, d'autant a-ton plus d'inclination à rendre à chacun ce qui lui appartient; et ainsi on n'a pas seulement une très-profonde humilité au regard de Dieu, mais aussi on rend sans répugnance tout l'honneur et le respect qui est dû aux hommes, à chacun selon le rang et l'autorité qu'il a dans le monde, et on ne méprise rien que les vices. Au contraire, ceux qui ont l'esprit bas et faible sont sujets à pécher par excès, quelquefois en ce qu'ils révèrent et craignent des choses qui ne sont dignes que de mépris, et quelquefois en ce qu'ils dédaignent insolemment celles qui méritent le plus d'être révérées; et ils passent souvent fort promptement de l'extrême impiété à la superstition, puis de la superstition à l'impiété, en sorte qu'il n'y a aucun vice ni aucun déréglement d'esprit dont ils ne soient capables.

Art. 165. De l'espérance et de la crainte.

L'espérance est une disposition de l'âme à se persuader que ce qu'elle désire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à savoir, par celui de la joie et du désir mêlés ensemble; et la crainte est une autre disposition de l'âme qui lui persuade qu'il n'adviendra pas : et il est à remarquer que bien que ces deux passions soient contraires, on les peut néan

moins avoir toutes deux ensemble, à savoir, lorsqu'on se représente en même temps diverses raisons dont les unes font juger que l'accomplissement du désir est facile, les autres le font paraître difficile.

Art. 166. De la sécurité et du désespoir.

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Et jamais l'une de ces passions n'accompagne le désir qu'elle ne laisse quelque place à l'autre car lorsque l'espérance est si forte qu'elle chasse entièrement la crainte, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance; et quand on est assuré que ce qu'on désire adviendra, qu'on continue à vouloir qu'il advienne on cesse néanmoins d'être agité de la passion du désir, qui en faisait rechercher l'événement avec inquiétude : tout de même lorsque la crainte est si extrême qu'elle ôte tout lieu à l'espérance, elle se convertit en désespoir; et ce désespoir, représentant la chose comme impossible, éteint entièrement le désir, lequel ne se porte qu'aux choses possibles.

Art. 167. De la jalousie.

La jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de se conserver la possession de quelque bien; et elle ne vient pas tant de la force des raisons qui font juger qu'on le peut perdre que de la grande estime qu'on en fait, laquelle est cause qu'on examine jusques aux moindres sujets de soupçon, et qu'on les prend pour des raisons fort considérables.

Art. 168. En quoi cette passion peut être honnête.

Et pour ce qu'on doit avoir plus de soin de conserver les biens qui sont fort grands que ceux qui sont moindres, cette passion peut être juste et honnête en quelques occasions. Ainsi, par exemple, un capitaine qui garde une place de grande importance a droit d'en être jaloux, c'est-à-dire de se défier de tous les moyens par lesquels elle pourrait être surprise; et une honnête femme n'est pas blâmée d'être jalouse de son honneur, c'est-àdire de ne se garder pas seulement de mal faire, mais aussi d'éviter jusques aux moindres sujets de médisance.

Art. 169. En quoi elle est blåmable.

Mais on se moque d'un avaricieux lorsqu'il est jaloux de son trésor, c'est-à-dire lorsqu'il le couve des yeux et ne s'en veut ja

mais éloigner de peur qu'il lui soit dérobé; car l'argent ne vaut pas la peine d'être gardé avec tant de soin et on méprise un homme qui est jaloux de sa femme, pour ce que c'est un témoignage qu'il ne l'aime pas de la bonne sorte, et qu'il a mauvaise opinion de soi ou d'elle: je dis qu'il ne l'aime pas de la bonne sorte, car s'il avait une vraie amour pour elle, il n'aurait aucune inclination à s'en défier; mais ce n'est pas proprement elle qu'il aime, c'est seulement le bien qu'il imagine consister à en avoir seul la possession; et il ne craindrait pas de perdre ce bien, s'il ne jugeait pas qu'il en est indigne ou bien que sa femme est infidèle. Au reste cette passion ne se rapporte qu'aux soupçons et aux défiances, car ce n'est pas proprement être jaloux que de tâcher 'd'éviter quelque mal lorsqu'on a juste sujet de le craindre.

Art. 170. De l'irrésolution.

L'irrésolution est aussi une espèce de crainte qui, retenant l'âme comme en balance entre plusieurs actions qu'elle peut faire, est cause qu'elle n'en exécute aucune, et ainsi qu'elle a du temps pour choisir avant que de se déterminer, en quoi véritablement elle a quelque usage qui est bon; mais lorsqu'elle dure plus qu'il ne faut, et qu'elle fait employer à délibérer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. Or je dis qu'elle est une espèce de crainte, nonobstant qu'il puisse arriver, lorsqu'on a le choix de plusieurs choses dont la bonté paraît fort égale, qu'on demeure incertain et irrésolu sans qu'on ait pour cela aucune crainte; car cette sorte d'irrésolution vient seulement du sujet qui se présente, et non point d'aucune émotion des esprits: c'est pourquoi elle n'est pas une passion, si ce n'est que la crainte qu'on a de manquer en son choix en augmente l'incertitude. Mais cette crainte est si ordinaire et si forte en quelques-uns, que souvent, encore qu'ils n'aient point à choisir et qu'ils ne voient qu'une seule chose à prendre ou à laisser, elle les retient et fait qu'ils s'arrê– tent inutilement à en chercher d'autres; et lors c'est un excès d'irrésolution qui vient d'un trop grand désir de bien faire, et d'une faiblesse de l'entendement, lequel n'ayant point de notions claires et distinctes en a seulement beaucoup de confuses : c'est pourquoi le remède contre cet excès est de s'accoutumer à former des jugements certains et déterminés touchant toutes les choses qui se présentent, et à croire qu'on s'acquitte toujours de son de

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voir lorsqu'on fait ce qu'on juge être le meilleur, encore que peutêtre on juge très-mal.

Art. 171. Du courage et de la hardiesse.

Le courage, lorsque c'est une passion et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation qui dispose l'âme à se porter puissamment à l'exécution des choses qu'elle veut faire, de quelque nature qu'elles soient; et la hardiesse est une espèce de courage qui dispose l'âme à l'exécution des choses qui sont les plus dangereuses.

Art. 172. De l'émulation.

Et l'émulation en est aussi une espèce, mais en un autre sens; car on peut considérer le courage comme un genre qui se divise en autant d'espèces qu'il y a d'objets différents, et en autant d'autres qu'il a de causes : en la première façon la hardiesse est une espèce, en l'autre l'émulation; et cette dernière n'est autre chose qu'une chaleur qui dispose l'âme à entreprendre des choses qu'elle espère lui pouvoir réussir pour ce qu'elle les voit réussir à d'autres, et ainsi c'est une espèce de courage duquel la cause externe est l'exemple. Je dis la cause externe, pour ce qu'il doit, outre cela, y en avoir toujours une interne, qui consiste en ce qu'on a le corps tellement disposé que le désir et l'espérance ont plus de force à faire aller quantité de sang vers le cœur que la crainte ou le désespoir à l'empêcher.

Art. 175. Comment la hardiesse dépend de l'espérance.

Car il est à remarquer que, bien que l'objet de la hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la crainte ou même le désespoir, en sorte que c'est dans les affaires les plus dangereuses et les plus désespérées qu'on emploie le plus de hardiesse et de courage, il est besoin néanmoins qu'on espère ou même qu'on soit assuré que la fin qu'on se propose réussira, pour s'opposer avec vigueur aux difficultés qu'on rencontre; mais cette fin est différente de cet objet, car on ne saurait être assuré et désespéré d'une même chose en même temps. Ainsi quand les Décies se jetaient au travers des ennemis et couraient à une mort certaine, l'objet de leur hardiesse était la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n'avaient que du désespoir, car ils étaient certains de mourir; mais leur fin était d'animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gagner la

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