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d'autres biographes, et dans la chambre même qu'avait habitée Jacques Gillot, l'un des auteurs de la Satire Ménippée. Ce point de biographie n'est point encore suffisamment éclairci: une circonstance cependant qui semblerait donner quelque poids à l'opinion de L. Racine, c'est le surnom de Despréaux donné à Boileau, et emprunté d'un petit pré situé au bout du jardin de cette maison de campagne, où le père de notre poëte venait passer le temps des vacances. Mais laissons Paris et Crosne se disputer l'honneur d'avoir vu naître Boileau: un homme tel que lui appartient à la France tout entière, qui se glorifiera éternellement de l'avoir donné à l'Europe.

L'erreur ou l'incertitude des biographes a pu résulter de ce que les titres qui constataient la naissance de Boileau à Crosne ayant disparu dans l'incendie qui consuma la presque totalité de ce village, il ne resta plus d'autre preuve légale que les registres de famille où le père de notre poëte consignait la naissance de chacun de ses enfants. Il y a en également confusion dans les époques, mais par la faute de Despréaux, qui, peut-être incertain lui-même de l'année et du jour où il était né, et se croyant lié par la réponse qu'il avait faite au roi 1, persista toute sa vie à se dire ou à se croire plus jeune d'un an qu'il n'était en effet.

Ses premières années n'eurent rien de remarquable; et d'Alembert le félicite d'avoir été le contraire de ces petits prodiges de l'enfance, qui souvent sont à peine des hommes ordinaires dans l'âge mûr; esprits avortés que la nature abandonne, comme si elle ne se sentait pas la force de les achever. Pesant et taciturne, il était si loin d'annoncer ce qu'il serait un jour, que son père en tirait, par comparaison avec ses autres frères, cet horoscope peu flatteur pour l'amour-propre paternel, mais bien démenti par l'événement, que Colin (Nicolas) serait un bon garçon qui ne dirait jamais de mal de personne. Dongois, son beau-frère, n'en augurait pas mieux quelques années plus tard, et condamnait à n'être jamais qu'un sot l'un des hommes qui eut le plus d'esprit, puisqu'il connut le mieux en quoi consiste le bon esprit.

Despréaux fit ses premières études au collège d'Harcourt (aujourd'hui collége royal de Saint Louis), et il y achevait à peine sa quatrième, lorsqu'il fut attaqué de la pierre. Il fallut le tailler; et l'opération, très-mal faite, suivant L. Racine, lui laissa, pour le reste de sa vie, de douloureux souvenirs de cette époque. Cette circonstance

1 Le roi lui ayant demandé la date de sa naissance : « Sire, répondit Boileau, je suis venu au monde une année avant Votre Majesté, pour annoncer les merveilles de son règne. »>

suffirait, selon moi, pour réduire à sa juste valeur l'anecdote supposée que de graves philosophes ont donnée pour cause de la sévérité de mœurs, de la disette de sentiment que l'on remarque dans les ouvrages de Boileau '.

Il ne tarda pas à reprendre le cours de ses études, et il entra en troisième au collége de Beauvais, où son bonheur l'adressa à l'un de ces hommes précieux pour l'enseignement, qui savent distinguer dans un jeune élève le germe du vrai talent, des vaines apparences auxquelles il est si facile et si dangereux quelquefois de se méprendre. M. Sévin, professeur de Boileau, reconnut bientôt en lui de rares dispositions pour la poésie, et prédit, sans balancer, l'avenir brillant qui l'attendait dans cette carrière. Encouragé par l'horoscope, et merveilleusement secoudé par la nature, le jeune disciple s'abandonna tout entier à son penchant, ne s'occupa plus que de vers et de romans, et commença, au collége même, une tragédie, dont il avait retenu et citait encore longtemps après ces trois hémistiches:

Géants, arrêtez-vous!

Gardez pour l'ennemi la fureur de vos coups!

qu'il opposait hardiment aux meilleurs de Boyer. Ce n'était pas élever bien haut les prétentions de l'amour-propre. La famille de Boileau ne vit pas sans inquiétude se développer en lui le goût et le talent de la poésie; elle en pálit, dit-il,

Et vit, en frémissant,

Dans la poudre du greffe un poëte naissant.

Gilles Boileau, son frère aîné, qui se mêlait aussi de vers, trouva surtout fort impertinent que ce petit drôle s'avisát d'en faire; et le poëte naissant fut condamné à l'étude du droit, et même reçu avccat, le 4 décembre 1656. Mais il manifesta bientôt si peu de dispositions, ou plutôt tant de répugnance pour le barreau, que l'on ne s'obsfina pas plus longtemps. Le praticien disgracié passa donc des bancs de l'École de Droit sur ceux de la Sorbonne : nouvelle tentative qui ne réussit pas mieux que la première, mais procura au poëte théologien un bénéfice, le prieuré de Saint-Paterne, qui lui rapportait huit cents livres de rente, dont il jouit huit ou neuf ans. Bien convaincu à

1 On lit, dans l'Année littéraire, que Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba dans sa chute, sa jaquette se retrousse, et un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très-délicate. Voilà l'accident auquel Helvétius attribue, sans balancer, la haine de Boileau pour les jésuites, qui avaient amené les dindons en France, son admiration pour Arnauld, la satire sur l'Equivoque, et l'épître sur l'Amour de Dieu! « Tant il est vrai, ajoute-t-il ensuite, que ce sont souvent les causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie, et toute la suite de nos idées. » De l'Esprit, Disc. III, chap. 1, note a.

cette époque de la nullité de sa vocation pour l'état ecclésiastique, it remit le bénéfice entre les mains du collateur, et, après avoir calculé ce qu'il lui avait valu pendant le temps qu'il l'avait possédé, il fit distribuer cette somme aux pauvres, et principalement à ceux du lieu même. « Rare exemple, dit L. Racine, donné par un poëte accusé « d'aimer l'argent! » Cette restitution eut, suivant d'autres biographes, une destination différente : elle servit à doter une jeune personne qu'il avait aimée, et qui se faisait religieuse'. Peu importe, au surplus, l'emploi de la somme : le premier mérite consiste ici dans la noblesse du procédé.

Libre enfin du greffe, de la Sorbonne et du barreau, et devenu, par la mort de son père, maître absolu de ses goûts, de ses actions et de sa modique fortune, Boileau ne songea plus qu'à suivre la route que lui traçait son génie. Parmi les poëtes qui avaient fait l'étude et les délices de ses premières années, il paraît que l'instinct l'avait surtout dirigé vers les satiriques; et qu'Horace, Perse, et Juvénal, l'avertirent les premiers de son talent. La société du malin Furetière, grand admirateur, mais imitateur médiocre de Regnier, acheva de déterminer sa vocation pour le genre dangereux, mais nécessaire alors, de la satire littéraire. On applaudissait, il est vrai, aux chefs-d'œuvre de Corneille, aux premières pièces de Molière; mais Chapelain était encore l'oracle de la littérature; l'Académie portait le deuil de Voi,ture, et Cotin était une espèce d'autorité. Que de motifs pour enflammer la bile satirique d'un jeune poëte qui, né avec un esprit juste, un tact sûr et délicat, et un fonds intarissable de haine pour les sots, se sentait le courage et les moyens de tenter la réforme du Parnasse français, et d'achever ce que Molière avait si glorieusement commencé quelques années auparavant! Mais, en frappant d'un ridicule éternel l'abus de l'esprit et le jargon des ruelles, ce grand homme n'avait attaqué que les effets, sans remonter à la cause du mal; et, quoiqu'il eût forcé pour un temps les précieuses à se cacher, les progrès du mauvais goût n'en étaient pas moins sensibles, et la décadence des lettres moins prochaine.

Voilà ce que n'ont point assez considéré, ce me semble, ceux qui, défenseurs beaucoup trop officieux des Pelletier et des Cotin, ont, plus d'un siècle après, essayé de renouveler le tumulte excité sur le Parnasse à l'apparition des premières satires de Boileau, et de réhabiliter des noms et des ouvrages à jamais proscrits. Voltaire appelle quelque part les satires de Boileau les fautes de sa jeunesse, et le

'Les biographes ne sont point d'accord sur cette dernière circonstance a Mémoire sur la satire.

félicite de les avoir couvertes par le mérite de ses belles Építres, et de son admirable Art poétique. Mais le mérite de ces ouvrages, en effet admirables, eût-il été reconnu d'un siècle perverti par les doctrines des détracteurs des anciens? Le charme continu d'une versification constamment pure, harmonieuse, eût à peine effleuré des oreilles accoutumées aux sons rauques et discordants des versificateurs alors en réputation; de quel prix eût été pour les admirateurs de Scudéri et de Chapelain cette puissance de raison, qui donne un si grand caractère aux ouvrages de Boileau, et à leur auteur un rang si distingué parmi les poëtes? Il fallait donc commencer par désabuser le siècle, si complétement trompé sur les véritables objets de son admiration, et chasser l'usurpation de toutes les avenues du trône où allait s'asseoir enfin la légitimité poétique et littéraire.

Telle fut l'heureuse révolution opérée par les premières satires de Boileau', révolution qui ne lui attira que les ennemis auxquels il devait s'attendre, mais qui lui procura d'illustres appuis sur lesquels il était loin de compter, et qu'il réconcilia avec la satire par l'estime même que leur inspirait le poëte satirique 2.

A peine la bonne route fut-elle indiquée, que tous les bons esprits s'empressèrent de la suivre. Le premier qui s'y fit remarquer fut le Jeune Racine, dont on jouait alors l'Alexandre. Malgré la distance, déjà sensible, qui sépare cette pièce des Frères ennemis, Racine avait beaucoup à profiter encore dans les conseils de Boileau, et l'on ne tarda pas à s'en apercevoir. L'amitié la plus constante unit ces deux grands poëtes, qui s'éclairaient, s'encourageaient, se consolaient mutuellement, et doublaient ainsi la force qu'ils opposaient de concert aux attaques souvent réitérées de la médiocrité jalouse. Quand Racine doutait presque lui-même du mérite d'Athalie, Je m'y connais, disait Boileau le public y reviendra. Et lorsque Boileau,

Il en parut d'abord sept, en 1666 ( un volume in-16, Paris, Claude Barbin); le DISCOURS AU ROI sanctifiait déjà les pages de ce recueil.

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rebuté par les nombreuses critiques qu'essuyait sa satire contre les femmes, se repentait de l'avoir faite, son ami le rassurait, en lui disant: L'orage passera. Cette liaison, si respectable en elle-même, et qui eut peut-être sur nos destinées littéraires plus d'influence que, l'on ne croit, n'avait cependant pas son principe dans la conformité d'humeurs peu de caractères ont été au contraire plus opposés que ceux de Racine et de Boileau; mais la droiture du cœur et la justesse de l'esprit étaient de part et d'autre les mêmes, et l'indulgence réciproque faisait le reste.

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C'est surtout à la cour que ce contraste ressortait de la manière la plus frappante. Brusque, tranchant, incapable de taire ou de déguiser sa pensée, Boileau ne faisait pas grâce à ce misérable Scarron, en présence même de madame de Maintenon; et Racine, tremblant, déconcerté, lui disait en sortant: « Je ne pourrai donc plus paraître à la cour avec vous! » Boileau convenait de ses torts, et y retombait à la première occasion. Louis XIV lui-même n'était pas à l'abri de sa franchise; mais il lui donnait alors un tour délicat qui la faisait agréablement passer. Le roi lui montrant un jour quelques vers qu'il s'était amusé à faire : « Sire, dit le poëte consulté, rien « n'est impossible à votre majesté : elle a voulu faire de mauvais vers, « elle y a parfaitement réussi. » Le duc de la Feuillade donnait de grands éloges à un méchant sonnet de Charleval, et alléguait, en faveur de son jugement, celui du roi et de la dauphine. « Le roi, « dit l'inflexible Boileau, s'entend à merveille à prendre des villes; « madame la dauphine est une princesse accomplie; mais je crois me <connaître en vers un peu mieux qu'eux. » Indigné de l'insolence du poëte, le duc s'empresse de rapporter ce propos au roi, qui lui répond: «Oh! pour cela, il a bien raison. »

Personne, d'ailleurs, ne savait corriger avec plus d'habileté que Boileau ce que sa franchise pouvait avoir de trop rude quelquefois, et tirer un compliment adroit de ce qui n'eût été qu'une vérité durc lans la bouche d'un autre. Il lisait un jour au roi un passage de l'histoire de son règne où se trouvait rebrousser chemin. Louis XIV l'arrête à ce mot, qui le choque: Boileau en soutient vivement la propriété, allègue des autorités, et reste seul de son sentiment. « Tous les courtisans, dit-il, m'abandonnèrent; et M. Racine tout le pre«<mier. » Il n'en persista pas moins : « Cela est assez beau, dit-il au « roi, que de toute l'Europe je sois le seul qui résiste à Votre Majesté. » (Lettre à Brossette, du 2 décembre 1706.)

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Boileau avait quarante-huit ans; il ne lui restait plus rien à faire pour sa gloire, et il n'était point encore de l'Académie française.

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