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Verba mihi sævo nuper dictata magistro
Quum pedibus certis conclusa referre docebas.
Utile tunc Smetium manibus sordescere nostris :
Et mihi sæpe udo volvendus pollice Textor
Præbuit adsutis contexere carmina pannis.

Sic Maro, sic Flaccus, sic nostro sæpe Tibullus,
Carmine disjecti, vano pueriliter ore

Bullatas nugas sese stupuere loquentes...

BIN DES POESIES DIVERSES.

DISSERTATION SUR LA JOCONDE.

A MONSIEUR B***.

MONSIEUR,

Votre gageure est sans doute fort plaisante, et j'ai ri de tout mon cœur de la bonne foi avec laquelle votre ami soutient une opinion aussi peu raisonnable que la sienne. Mais cela ne m'a point du tout surpris : ce n'est pas d'aujourd'hui que les plus méchants ouvrages ont trouvé de sincères protecteurs, et que des opiniâtres ont entrepris de combattre la raison à force ouverte. Et, pour ne vous point citer ici d'exemples du commun, il n'est pas que vous n'ayez ouï parler du goût bizarre de cet empereur' qui préféra les écrits d'un je ne sais quel poête aux ouvrages d'Homère, et qui ne voulait pas que tous les hommes ensemble, pendant douze siècles, eussent eu le sens commun.

Le sentiment de votre ami a quelque chose d'aussi monstrueux. Et certainement, quand je songe à la chaleur avec laquelle il va, le livre à la main, défendre la Joconde de M. Bouillon, il me semble voir Marfise, dans l'Àrioste, puisque Arioste y a, qui veut faire confesser à tous les chevaliers errants que cette vieille qu'elle a en croupe est un chef-d'œuvre de beauté. Quoi qu'il en soit, s'il n'y prend garde, son opiniâtreté lui coûtera un peu cher; et, quelque mauvais passe-temps qu'il y ait pour lui à perdre cent pistoles, je le plains encore plus de la perte qu'il va faire de sa réputation dans l'esprit des habiles gens.

Il a raison de dire qu'il n'y a point de comparaison entre les deux ouvrages dont vous êtes en dispute, puisqu'il n'y a point de comparaison entre un conte plaisant et une narration froide, entre une invention fleurie et enjouée, et une traduction sèche et triste. Voilà en effet la proportion qui est entre ces deux ouvrages. M. de la Fontaine a pris à la vérité son sujet d'Arioste; mais en même temps

Adrien, qui, selon Dion Cassius, préférait à l'Iliade et à l'Odyssée la The baide d'Antimaque.

il s'est rendu maître de sa matière : ce n'est point une copie qu'il ait tirée un trait après l'autre sur l'original; c'est un original qu'il a formé sur l'idée qu'Arioste lui a fournie. C'est ainsi que Virgile a imité Homère; Térence, Ménandre; et le Tasse, Virgile. Au contraire, on peut dire de M. Bouillon que c'est un valet timide, qui n'oserait faire un pas sans le congé de son maître, et qui ne le quitte jamais que quand il ne le peut plus suivre. C'est un traducteur maigre et décharné; les plus belles fleurs que l'Arioste lui fournit deviennent sèches entre ses mains; et à tous moments, quittant le français pour s'attacher à l'italien, il n'est ni italien ni français.

Voilà, à mon avis, ce qu'on doit penser de ces deux pièces. Mais je passe plus avant, et je soutiens que non-seulement la nouvelle de M. de la Fontaine est infiniment meilleure que celle de M. Bouillon, mais qu'elle est même plus agréablement contée que celle d'Arioste. C'est beaucoup dire, sans doute; et je vois bien que par là je vais m'attirer sur les bras tous les amateurs de ce poëte. C'est pourquoi vous trouverez bon que je n'avance pas cette opinion sans l'appuyer de quelques raisons.

Premièrement donc, je ne vois pas par quelle licence poétique Arioste a pu, dans un poëme héroïque et sérieux, mêler une fable et un conte de vieille, pour ainsi dire, aussi burlesque qu'est l'histoire de Joconde. « Je sais bien, dit un poëte, grand critique (Horace, Art poet., v. 9), qu'il y a beaucoup de choses permises aux poëtes et aux peintres ; qu'ils peuvent quelquefois donner carrière à leur imagination, et qu'il ne faut pas toujours les resserrer dans les bornes de la raison étroite et rigoureuse. Bien loin de leur vouloir ravir ce privilége, je le leur accorde pour eux, et je le demande pour moi. Ce n'est pas à dire toutefois qu'il leur soit permis pour cela de confondre toutes choses; de renfermer dans un même corps mille espèces différentes, aussi confuses que les rêveries d'un malade; de mêler ensemble des choses incompatibles; d'accoupler les oiseaux avec les serpents, les tigres avec les agneaux... » Comme vous voyez, monsieur, ce poëte avait fait le procès à Arioste plus de mille ans avant qu'Arioste eûť écrit. En effet, ce corps composé de mille espèces différentes, n'est-ce pas proprement l'image du poëme de Roland le Furieux ? Qu'y a-t-il de plus grave et de plus héroïque que certains endroits de ce poëme ? qu'y a-t-il de plus bas et de plus bouffon que d'autres? Et, sans

chercher si lom, peut-on rien voir de moins sérieux que l'histoire de Joconde et d'Astolfe? Les aventures de Buscon et de Lazarille ont-elles quelque chose de plus extravagant? Sans mentir, une telle bassesse est bien éloignée du goût de l'antiquité : et qu'auraiton dit de Virgile, bon Dieu! si', à la descente d'Énée dans l'Italie, il lui avait fait conter par un hôtelier l'histoire de Peau-d'Ane, ou les contes de ma Mère-l'Oie? Je dis les contes de ma Mère-l'Oie, car l'histoire de Joconde n'est guère d'un autre rang. Que si Ho- ́ mère a été blámé dans son Odyssée, qui est pourtant un ouvrage tout comique, comme l'a remarqué Arioste; si, dis-je, il a été repris par de fort habiles critiques pour avoir mêlé dans cet ouvrage l'histoire des compagnons d'Ulysse changés en pourceaux, comme étant indigne de la majesté de son sujet ; que diraient ces critiques, s'ils voyaient celle de Joconde dans un poëme héroïque ? N'auraientils pas raison de s'écrier que si cela est reçu, le bon sens ne doit plus avoir de juridiction sur les ouvrages d'esprit, et qu'il ne faut plus parler d'art ni de règles? Ainsi, monsieur, quelque bonne que soit d'ailleurs la Joconde de l'Arioste, il faut tomber d'accord qu'elle n'est pas en son lieu.

Mais examinons un peu cette histoire en elle-même. Sans mentir, j'ai de la peine à souffrir le sérieux avec lequel Arioste écrit un conte si bouffon. Vous diriez que non-seulement c'est une histoire très-véritable, mais que c'est une chose très-noble et très-héroïque qu'il va raconter; et certes, s'il voulait décrire les exploits d'un Alexandre ou d'un Charlemagne, il ne débuterait pas plus gravement.

Astolfo, re de' Longobardi, quello

A cui lasciò il fratel monaco il regno,
Fù nella giovinezza sua si bello,
Che mai poch' altri giunsero a quel segno.
N'avria a fatica un tal fattò a penello

Apelle, Zeusi, o se v' è alcun piu degno.

Le bon messer Ludovico ne se souvenait pas, ou plutôt ne se souciait pas, du précepte de son Horace :

Versibus exponi tragicis res comica non vult.

Cependant il est certain que ce précepte est fondé sur la pure raison, et que, comme il n'y a rien de plus froid que de conter une chose grande en style bas, aussi n'y a-t-il rien de plus ridicule que de raconter une histoire comique et absurde en termes graves et sérieux, à moins que ce sérieux ne soit affecté tout exprès pour

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rendre la chose encore plus burlesque. Le secret donc, en contant une chose absurde, est de s'énoncer d'une telle manière que vous fassiez concevoir au lecteur que vous ne croyez pas vous-même la chose que vous lui contez: car alors il aide lui-même à se décevoir, et ne songe qu'à rire de la plaisanterie agréable d'un auteur qui se joue et ne lui parle pas tout de bon. Et cela est si véritable, qu'on dit même assez souvent des choses qui choquent directement la raison, et qui ne laissent pas néanmoins de passer, à cause qu'elles excitent à rire. Telle est cette hyperbole d'un ancien poëte comique pour se moquer d'un homme qui avait une terre de fort petite étendue : « Il possédait, dit ce poëte, une terre à la campagne, qui n'était pas plus grande qu'une épître de Lacédémonien. » Y a-t-il rien, ajoute un ancien rhéteur 1, de plus absurde que cette pensée ? Cependant elle ne laisse pas de passer pour vraisemblable, parce qu'elle touche la passion, je veux dire qu'elle excite à rire. Et n'est-ce pas en effet ce qui a rendu si agréables certaines lettres de Voiture, comme celles du brochet et de la berne, dont l'invention est absurde d'elle-même, mais dont il a caché les absurdités par l'enjouement de sa narration, et par la manière plaisante dont il dit toutes choses? C'est ce que M. D. L. F. 2 a observé dans sa nouvelle : il a cru que, dans un conte comme celui de Joconde, il ne fallait pas badiner sérieusement. Il rapporte à la vérité des aventures extravagantes; mais il les donne pour telles : partout il rit et il joue; et si le lecteur lui veut faire un procès sur le peu de vraisemblance qu'il y a aux choses qu'il raconte, il ne va pas, comme Arioste, les appuyer par des raisons forcées, et plus absurdes encore que la chose même, mais il s'en sauve en riant, et en se jouant du lecteur; qui est la route qu'on doit tenir en ces rencontres :

Ridiculum acri

Fortius et melius magnas plerumque secat res 3.

Ainsi, lorsque Joconde, par exemple, trouve sa femme couchée entre les bras d'un valet, il n'y a pas d'apparence que, dans la fureur, il n'éclate contre elle, ou du moins contre ce valet. Comment est-ce donc qu'Arioste sauve cela? il dit que la violence de l'amour ne lui permit pas de faire déplaisir à sa femme.

Longin, Traité du Sublime, c. xxxi, vers la fin.

2 Cette abréviation est ici (1669 à 1700) et dans presque tous les autres passages, au lieu de M. de la Fontaine que mettent les divers éditeurs.

3 Horace, liv. I, sat. x, v. 14.

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