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« Après la révolution socratique, qui a enfanté à la suite l'un de l'autre Platon et Aristote, la révolution cartésienne est la plus féconde et la plus puissante que présente l'histoire de la philosophie. Il n'en est pas d'autre qui ait suscité plus de grands systèmes, qui ait entraîné dans son mouvement plus d'hommes de génie. Quelles que doivent être les destinées ultérieures de la philosophie, le mouvement philosophique dont Descartes est le chef demeurera un des plus grands progrès qu'ait accomplis la raison humaine. »

Si la principale importance de la philosophie de Descartes réside dans la révolution qu'elle a consommée, toute cette révolution vient elle-même se résumer dans les quelques pages de l'immortel opuscule que nous offrons, une fois de plus, au public, le Discours de la Méthode. Jamais peut-être un auteur n'a concentré en moins de place plus de choses et de plus grandes. Descartes est là tout entier, avec ses principes féconds et les applications heureuses ou malheureuses qu'il en a faites, avec ses hautes vérités et les systèmes qui les compromettent, avec ses observations exactes et ses jeux arbitraires d'imagination, avec ses audaces et ses timidités, avec les sublimes incohérences d'un homme de génie emporté par l'esprit de système, avec tous les compromis inévitables entre les doctrines novatrices et l'influence de l'habitude et de la tradition.

Peu de livres sont aussi simples de composition

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que le Discours de la Méthode et paraissent se prêter plus facilement à l'analyse. Descartes met lui-même en tête de ces quelques pages une introduction de quelques lignes, pour marquer l'ordre et la suite de ses pensées. Il nous dit l'objet spécial de chacune des six parties dont son discours se compose, et il est facile de compléter cette énumération en montrant le point de vue sous lequel cet objet est envisagé et le rapport qui unit chaque partie aux autres. C'est ce que nous avons fait dans une courte note rattachée, en guise de sommaire, au titre donné à chaque partie par Descartes. Il nous semble utile de cher ici dans une seule suite ces indications.

rappro

Les Considérations touchant les sciences, que contient la première partie, forment un tableau satirique de l'état général des connaissances humaines au moment où paraît le Discours de la Méthode; elles ont pour but de montrer la nécessité d'une réformation profonde pour remédier à tant de stérilité ou d'incertitude.

Les Principales règles de la Méthode, données dans la seconde partie, sont les moyens de cette réformation nécessaire; elles composent proprement la révolution cartésienne. La première et la principale en est, pour ainsi dire, la devise; elle se formule ainsi : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle. » C'est le drapeau même du cartésianisme.

Les Règles de morale tirées de la Méthode, objet de la troisième partie, sont des mesures de prudence et de sécurité individuelle. L'application de la méthode rigoureuse, dont l'évidence est la première

règle, détruira ou confirmera les idées que j'ai reçues en ma créance au nom de l'autorité et de la tradition; mais en attendant, comme je dois vivre au milieu des hommes et dans une société qui se conduit d'après ces idées, il faut que je me conduise moi-même comme si je les partageais, professant la religion de mes pères et observant les lois de mon pays.

Souse tine particulier : Preuves de l'existence de Dieu et de l'âme humaine, ou Fondements de la métaphysique, la quatrième partie contient les principes mêmes de la philosophie offerte au public comme le fruit légitime de la nouvelle méthode. L'auteur part du doute que nous conseille le spectacle des incertitudes et des erreurs humaines; il y échappe par la vue claire et distincte que l'âme a de sa pensée, et, par suite, de son existence : « Je pense, donc je suis. » La clarté, la distinction qui caractérise ce preraier jugement certain de notre esprit nous servira à reconnaître la vérité de nos autres jugements sur nous · mêmes et sur Dieu.

questions

La cinquième partie traite de l'Ordre des de physique. Au temps de Descartes, toutes les sciences rentraient encore dans la philosophic ou en relevaient. La même réforme devait donc s'étendre à toutes. Descartes propose des idées nouvelles sur toute la nature, sur la lumière, le soleil, les étoiles, la terre, les corps vivants, particulièrement celui de 'homme, il les rattache à ses principes métaphysiques. Elles avaient déjà fait le sujet d'un autre ouvrage, le Traité du monde, que les circonstances l'ont empêché de publier.

La sixième partie, où il s'agit des Choses requises pour aller plus avant en la recherche de la nature, nous montre aussi combien les sciences naturelles ont pris de place dans la vie et la pensée d'un philosophe qui représente surtout la métaphysique spiritualiste. Mais toutes les découvertes que Descartes croit avoir faites ou qu'il espère faire encore, sont présentées comme les résultats et la confirmation des règles de la méthode, qui demeure le principal objet de ce discours.

Qu'on ne s'y trompe pas toutefois malgré la simplicité de cette distribution et le visible enchaînement de ses diverses parties, le Discours de la Méthode est, d'un bout à l'autre, d'une lecture plus difficile qu'on ne pense. Il lemande, dans les trois dernières parties surtout, des efforts d'attention, des habitudes de discernement et le critique, et, par surcroît, des connaissances acquises dans l'histoire de la philoso. phie et des sciences. Et ici quelques annotations n'étaient pas un commentaire superflu. Descartes n'est pas seulement tout entier, comme nous l'avons dit, dans ce discours par les règles générales de sa méthode ou par les principes fondamentaux de sa métaphysique; il y est par la manifestation anticipée de toutes les doctrines philosophiques, physiques, physiologiques, astronomiques, que sa vie tout entière sera consacrée à développer. Toutes ses thèses et ses hypothèses sont ici en abrégé ou en germe et les idées innées, et la création continue, et la véracité divine servant de base à la connaissance du monde, et l'animal-machine, et les esprits animaux, et les tourbillons, etc. Tous les ouvrages successifs de Des

cartes, les Méditations, les Principes de philosophie, les Passions de l'âme, le Traité du monde et de la lumière, sont condensés par avance dans les premières pages qu'il livre au public. Il en est souvent ainsi des ouvrages de début; on y jette d'un seul coup toutes ses pensées.

La multitude des idées de Descartes n'est pas la seule difficulté du Discours de la Méthode. Leur lien entre elles et avec les principes fondamentaux desquels il croit les avoir tirées, est mal aisé à saisir. Il y a deux hommes dans Descartes : il y a d'abord et surtout le métaphycisien géomètre qui a foi dans la puissance infinie de la logique, et prétend pouvoir déduire d'un principe unique toute la suite des connaissances humaines. Ne se proposait-il pas de mettre toute sa philosophie sous forme de déduction mathématique ? N'est-ce pas ainsi que Spinosa, qui fut d'abord son fidèle disciple, la présenta au public, avant de réduire sa propre doctrine panthéiste à un ensemble de définitions, d'axiomes, de théorèmes avec tout l'appareil d'un traité de géométrie1? Mais d'une autre part, Descartes avait été touché du souffle rénovateur qui ranimait alors les sciences naturelles. Comme Galilée, comme Bacon, il avait senti, sans bien s'en rendre compte, la nécessité de l'observation appliquée aux phénomènes qui tombent sous les sens. Il avait découvert ou admis, en même temps que Galilée, le mouvement de la terre, lié à l'ensemble des phénomènes astronomiques. Il soutenait ardemment

1. Avant son principal ouvrage, Ethica more geometrico demonstrata, Spinosa avait pu

:

blié Renati Descartes Principiorum philosophiæ pars I et II more geometrico demonstratæ,

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