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que le sens de la vue ne vous assure pas moins de la vérité de ses objets que font ceux de l'odorat ou de l'ouïe, au lieu que ni notre imagination ni nos sens ne nous sauraient jamais assurer d'aucune chose si notre entendement n'y intervient.

Enfin, s'il y a encore des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l'existence de Dieu et de leur âme par les raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d'avoir un corps, et qu'il y a des astres et une terre, et choses semblables, sont moins certaines. Car, encore qu'on ait une assurance morale de ces choses, qui est telle qu'il semble qu'à moins d'être extravagant on n'en peut douter, toutefois aussi, à moins que d'être déraisonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet pour n'en être pas entièrement assuré, que d'avoir pris garde qu'on peut en même façon s'imaginer, étant endormi, qu'on a un autre corps, et qu'on voit d'autres astres et une au tre terre, sans qu'il en soit rien. Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? Et que les meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira; je ne crois pas qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffisante pour ôter ce doute, s'ils ne présupposent l'existence de Dieu. Car, premièrement, cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très-clairement et trèsdistinctement sont toutes vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, et qu'il est un être parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui: d'où il suit que nos idées ou notions étant des choses réelles et qui viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en

cela être que vraies. En sorte que, si nous en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne peut être que de celles qui ont quelque chose de confus et obscur, à cause qu'en cela elles participent du néant, c'est-à-dire qu'elles ne sont en nous ainsi confuses qu'à cause que nous ne sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y a pas moins de répugnance que la fausseté ou l'imperfection procède de Dieu en tant que telle, qu'il y en a que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d'un Être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies 1.

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1. Il importe de bien considérer ici comment Descartes subordonne à la démonstration de l'existence de Dieu la certitude de toutes ses autres idées. « Si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai vient d'un Être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies. >> Cela est absolu, et Descartes oublie même de faire une exception en faveur de sa première idée claire et distincte, celle de sa propre existence, comme être pensant. Faisons-la. Il reste toujours que rien, hors de lui, ne peut être affirmé qu'en s'appuyant sur la démonstration de l'existence et de la perféction de Dieu. Le monde extérieur, la matière, ses semblables, objets de la perception ou du rêve, rien n'existe pour

lui que sur la foi de la véracité divine. Cela est capital dans le cartésianisme, et d'une extrême conséquence dans l'histoire des systèmes qui le continuent. C'est là que se rattachent, par un lien plus ou moins logique, toutes ces théories si inutilement laborieuses sur la certitude de la perception extérieure: et « la vision en Dieu » de Malebranche, et « l'idéalisme » de Berkeley, qui fait de la matière « un raffinement philosophique », et le «<< nihilisme » résolu de Hume, et cette opposition renaissante entre « le subjectif et l'objectif »>, qui aboutit, sous tant de formes, à la négation de l'un ou de l'autre. On échappe à toutes ces plus ou moins sublimes folies, en reconnaissant plusieurs sources de certitude, et la conscience, et les sens et la raison. Descartes dit, dans ses Mé ditations, qu'il ne veut qu'un point fixe », comme Archimède,

Or, après que la connaissance de Dieu et de l'âme nous a ainsi rendus certains de cette règle, il est bien aisé à connaître que les rêveries que nous imaginons étant endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car s'il arrivait, même en dormant, qu'on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu'un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l'empêcherait pas d'être vraie; et, pour l'erreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce qu'ils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, n'importe pas qu'elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause qu'elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous dormions: mais lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits qu'ils ne le sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis : de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens comme encore que nous voyions le soleil très-clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre sans qu'il faille conclure pour cela qu'il y ait au monde une chimère car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable, mais elle nous dicte bien que toutes

pour remuer le monde. Pour le remuer, oui; mais pour le construire? Un point et le levier du raisonnement géométrique n'y suffisent pas. Il faut

une base, large et solide, où toutes nos facultés légitimes, avec les diverses méthodes qui leur sont propres, se mettent à l'œuvre de concert.

nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela. Et pour ce que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que, nos pensées ne pouvant être vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu'en nos songes

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CINQUIÈME PARTIE.

ORDRE DES QUESTIONS DE PHYSIQUE'.

Je serais bien aise de poursuivre et de faire voir ici toute la chaîne des autres vérités que j'ai déduites de ces premières ; mais, à cause que, pour cet effet, il serait maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions qui sont en controverse entre les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu'il sera mieux que je m'en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de laisser juger aux plus sages s'il serait utile que le public en fût plus particulièrement informé. Je suis toujours demeuré ferme en la résolution que j'avais prise de ne supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir pour démontrer l'existence de Dieu et de l'âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie qui ne me semblât plus claire et plus certaine que n'avaient fait auparavant les démonstrations des géomètres. Et néanmoins j'ose dire que non-seulement j'ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de temps touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter en la philoso

1. La nouvelle méthode ne se borne pas à fonder la métaphysique; elle renouvellera toutes les sciences, notamment la physique, et plus particulièrement encore la médecine. Descartes étudiera successivement la lumière, le soleil, les étoiles fixes, les cieux, la terre, les corps,

entre autres celui de l'homme. Il retrouvera dans les lois du monde une nécessité fondée sur la perfection divine. La description même du corps commun aux hommes et aux animaux prouve que l'âme raisonnable en est indépendante et peut être immortelle.

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