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suivantes je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent1; et, faisant particulièrement réflexion en chaque matière sur ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient pu glisser auparavant. Non que j'imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d'être toujours irrésolus; car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu'à m'assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l'argile: ce qui me réussissait, ce me semble, assez bien, d'autant que, tâchant à découvrir la fausseté ou l'incertitude des propositions que j'examinais, non par de faibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés, je n'en rencontrais point de si douteuse que je n'en tirasse toujours quelque conclusion assez certaine, quand ce n'eût été que cela même qu'elle ne contenait rien de certain. Et, comme en abattant un vieux logis on en réserve ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un nouveau, ainsi, en détruisant toutes celles de mes opinions que je jugeais être mal fondées, je faisais diverses observations et acquérais plusieurs expériences qui m'ont servi depuis à en

1. Après ce premier hiver passé à La Haye, où se tinrent alors les états-généraux de la Hollande, Descartes visita les Pays-Bas espagnols et la cour de Bruxelles, puis il rentra en France, séjourna soit à Rennes, où s'était établi son père, soit à Paris, hésitant sur le choix d'une carrière. Il reprit le cours de ses voyages, parcourut la Suisse, la Valteline, le Tyrol, l'Italie. Il assista, à Venise, au mariage

du doge avec l'Adriatique, accomplit un vœu à Lorette, alla à Rome pour l'ouverture dujubilé de 1624, revint à Florence où il chercha en vain à voir Galilée, en passant par le Piémont, la république de Gênes, les Alpes et la Savoie, rencontrant la guerre sur beaucoup de points. On voit que les spectacles, les « comédies », comme il dit ici, ne manquèrent pas à son besoin d'observation.

établir de plus certaines. Et de plus, je continuais à m'exercer en la méthode que je m'étais prescrite; car, outre que j'avais soin de conduire généralement toutes mes pensées selon ses règles, je me réservais de temps en temps quelques heures, que j'employais particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématiques, ou même aussi en quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques en les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvais pas assez fermes, comme vous verrez que j'ai fait en plusieurs qui sont expliquées en ce volume. Et ainsi, sans vivre d'autre façon en apparence que ceux qui, n'ayant aucun emploi qu'à passer une vie douce et innocente, s'étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s'ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité, peut-être plus que si je n'eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.

Toutefois ces neuf années s'écoulèrent avant que j'eusse pris aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d'être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d'aucune philosophie plus certaine que la vulgaire. Et l'exemple de plusieurs excellents esprits, qui, en ayant eu ci-devant le dessein, me semblaient n'y avoir pas réussi, m'y faisait imaginer tant de difficulté, que je n'eusse peutêtre pas encore sitôt osé l'entreprendre, si je n'eusse vu que quelques-uns faisaient déjà courre le bruit que j'en étais venu à bout. Je ne saurais pas dire sur quoi ils fondaient cette of ion; et, si j'y ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénûment ce que j'ignorais, que n'ont coutume de faire ceux qui ont un peu étudié, et peut-être aussi en faisant voir les raisons que j'avais de douter de beaucoup de choses que les autres

estiment certaines, plutôt qu'en me vantant d'aucune doctrine, Mais, ayant le cœur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prêt pour autre chose que je n'étais je pensai qu'il fallait que je tâchasse par tous moyens à me rendre digne de la réputation qu'on me donnait ; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu'on y entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d'un grand peuple fort actif et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés 1.

4. Cet éloge de la Hollande et particulièrement d'Amsterdam où fut composé le Discours de la Méthode, avait été déjà fait par Descartes dans une des ravissantes lettres qu'il écrivait, en 1834, Balzac, et où il égale, s'il ne les surpasse, toutes les grâces de style familières à son illustre correspondant. On voudrait pouvoir tout eiter:

« Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes, et la solitude ne s'y trouve jamais toute parfaite.... Au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y ayant aucun homme excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j'y

ma

pourrais demeurer toute
vie sans être jamais vu de per-
sonne. Je me vais promener
tous les jours parmi la confusion
d'un grand peuple, avec autant
de liberté et de repos que vous
sauriez faire dans vos allées, et
je n'y considère pas autrement
les hommes que j'y vois, que je
ferais les arbres qui se rencon-
trent en vos forêts, ou les ani-
maux qui y paissent. Le bruit
même de leur tracas n'inter-
rompt pas plus mes rêveries que
ferait celui de quelque ruisseau.
Que si je fais quelquefois ré-
flexion sur leurs actions, j'en
reçois le même plaisir que vous
feriez de voir les paysans qui
cultivent vos campagnes; car
je vois que tout leur travail
sert à embellir ma demeure et

à faire que je n'y aie manque
d'aucune chose, etc., etc. »

t

QUATRIÈME PARTIE.

PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU ET DE L'AME

HUMAINE,

OU FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE'.

Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai faites: car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde; et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avais dès longtemps remarqué que pour les mœurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus : mais pour ce qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle

4. Ici commence l'exposition de la philosophie de Descartes, offerte au public comme le fruit légitime de sa nouvelle méthode. Le point de départ est le doute appelé doute méthodique, auquel on échappe par la conscience que le moi

a de sa pensée. La clarté, la distinction qui caractérise le premier jugement certain de notre esprit, nous servira à reconnaître la vérité de nos autres jugements sur nous-mêmes, sur l'existence de la matière ou sur Dieu.

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qu'ils nous la font imaginer; et, pour ce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes1. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si

1. Cette seule phrase contient trois raisons de douter, trois arguments de ce scepticisme méthodique et provisoire qui doit conduire à l'affirmation de vérités certaines, indubitables: 1° erreurs des sens; 2o faillibilité des opinions individuelles ; 3° illusions des rêves. Ces trois arguments sont traités avec détail dans la première des Méditations, qui ne sont autre chose que le développement de toute cette quatrième partie de la Méthode.

Mais les Méditations ajoutent une dernière raison générale de douter, qui, si elle était prise une fois au sérieux, infirmerait d'avance toute démonstration ultérieure: c'est l'hypothèse d'un Dieu tout-puissant et malin qui emploie toute son industrie à tromper l'homme,

à lui présenter comme évidentes des propositions fausses. Il faudra démontrer alors, par l'évidence, que ce Dieu trompeur n'existe pas, l'action de tromper étant incompatible avec la perfection que contient l'idée de Dieu. Mais cette démonstration, n'est-ce pas le Dieu malin supposé qui la suggère, et qui nous trompe précisément en nous faisant croire qu'il n'existe pas? De là un cercle vicieux qui est une des principales faiblesses de la métaphysique cartésienne. Mais une telle objection qui ne peut être tirée de l'idée de Dieu sans la détruire, ne peut être proposée sérieusement; elle n'est qu'un artifice d'école que l'auteur du Discours de la Méthode aurait bien fait de ne pas introduire.

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