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voir acquérir qu'à faux titres. Et, enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu'elles valaient pour n'être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un astrologue, ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne savent.

C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres; et, me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager 1, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après, s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans

1. Au sortir du collége, Descartes passa une première année à Rennes, dans sa famille. De Rennes, il vint à Paris, où s'écoulèrent les quatre années suivantes, et d'où il partit en 1617, engagé comme volontaire, au service du prince Maurice de Nassan. De 1617 à 4619, il séjourna en Hollande; en juillet 1619, il quitta la Hollande pour aller prendre du service dans les troupes du duc

de Bavière, allié de l'empereur, contre les protestants. Il assista, le 16 novembre 1620, à la bataille de Prague. En 1624, il s'engagea dans les troupes du comte de Bucquoy et le suivit en Hongrie. Avant la fin de l'année, la défaite des impériaux, la mort de Bucquoy et la dispersion de ses soldats le dégoûtèrent du métier des armes, et il se mit à voyager à sa fantaisie.

son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aurait dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.

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Il est vrai que, pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais, après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moimême et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre : ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.

DEUXIÈME PARTIE.

PRINCIPALES RÈGLES DE LA MÉTHODE›.

J'étais alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore finies 2 m'avait appelé; et, comme je retournais du couronnement de l'empereur 3 vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai de considérer que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages com

4. Après avoir constaté l'incertitude et l'insuffisance des connaissances scientifiques admises jusqu'à lui, Descartes expose les procédés et les règles qu'il faut suivre désormais pour amener les sciences à un degré supérieur de perfection et de certitude. Cette seconde partie contient spécialement à elle seule les principes de la méthode cartésienne. La première partie avait pour objet de faire sentir la nécessité de cette méthode; la partie suivante en tirera provisoirement les conséquences pratiques; les trois dernières en résumeront les résultats obtenus.

2. Il s'agit de la guerre de Trente Ans, qui, comme on sait, commença en 1618. Nous avons vu tout à l'heure quelle part Descartes prit aux fremières expéditions.

3. Le couronnement de l'empereur Ferdinand II à Francfort. Il eut lieu en 1619, et le Discours de la Méthode ne parut qu'en 1637. Descartes avait donc arrété les bases de l'immortel opuscule dix-huit ans avant de le publier.

4. On nommait ainsi, en Allemagne, la chambre ou le poêle est placé, surtout la chambre où la famille se tient réunie pendant l'hiver.

(L.)

posés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés. Et si on considère qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu, charge de prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à l'ornement du public, on connaîtra bien qu'il est mal aisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être aussi bien policés que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur 1: comme il est bien

4. Ceci est un trait commun entre Descartes et les grands constructeurs d'utopies philosophiques ou politiques. Il a une telle confiance dans la vertu des

principes a priori qu'il croit que l'on en peut déduire, par la seule force de la logique, une organisation sociale complète. Il traite l'homme moral,

certain que l'état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses humaines, je crois que, si Sparte a été autrefois très-florissante, ce n'a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette

comme la nature physique, en géomètre. C'est toujours ce philosophe qui, dédaignant la méthode expérimentale ou la suivant à son insu, prétendait n'avoir pas besoin d'étudier le monde pour le connaître. Il lui suffisait d'en déterminer les lois nécessaires. « Qu'on me donne,

disait-il, de la matière et du mouvement, et je ferai le monde! Le monde moral ne faisait pas exception; il pensait qu'on pouvait le construire mathématiquement et dans sa perfection absolue, sans attendre beaucoup des enseignements de l'expérience.

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